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Liberation: Erdogan expulse haut et fort ses jihadistes européens


La Turquie a tenu parole : comme l’avait annoncé son ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, elle a commencé ce lundi à expulser des prisonniers occidentaux soupçonnés d’appartenir à l’Etat islamique. Un «terroriste étranger américain» a été le premier à quitter le sol turc, a annoncé le porte-parole du ministère, sans préciser sa destination. Un Allemand et un Danois ont suivi. Au total, 22 autres étrangers, 11 Français et 9 Allemands et 2 Irlandais, seront renvoyés dans leur pays d’origine ces prochains jours, a prévenu Ankara. «Que cela vous fasse plaisir ou non, que vous leur retiriez ou non leur nationalité, nous vous renverrons ces membres de l’EI, vos propres gens, vos propres ressortissants, avait lancé Süleyman Soylu vendredi. Ils sont à vous, faites-en ce que vous voudrez.»

Le chef de l’Etat turc, Recep Tayyip Erdogan, l’a rappelé la semaine dernière : 7 600 «terroristes étrangers» ont déjà été expulsés de Turquie par le passé et 1 200 autres restent incarcérés. Parmi eux, 287 auraient été capturés après s’être échappés des prisons kurdes, selon le président turc, depuis le début de l’offensive de son armée sur le nord-est syrien, le 9 octobre. Dans cette région, des milliers de jihadistes croupissent dans des camps gardés par les groupes armés kurdes, alliés de la coalition internationale contre l’Etat islamique. «L’une des hypothèses pour expliquer cette subite vague d’expulsions est celle d’une “vengeance” à l’encontre des pays européens, la France en particulier, qui ont dénoncé l’intervention militaire turque en Syrie», avance un observateur.

«Protocole Cazeneuve»

Pourtant, Paris dédramatise l’annonce d’Ankara. «La question des combattants étrangers est un sujet de sécurité essentiel pour la France comme pour la Turquie, assure-t-on au Quai d’Orsay. Les Turcs ne jouent pas avec ça. Depuis 2014, nous travaillons en collaboration étroite sur les arrestations de Français en territoire turc, et cela fonctionne très bien.» Un accord de coopération franco-turc baptisé «protocole Cazeneuve», signé en 2014, prévoit que Paris soit informé avant toute expulsion de détenus soupçonnés d’appartenance à la mouvance jihadiste. «Selon ce protocole, des policiers français doivent se rendre en Turquie pour escorter les Français expulsés, précise Camille Lucotte, avocate de Français détenus en Syrie. A leur arrivée en France, ils sont immédiatement présentés à un juge d’instruction puis placés en détention provisoire en cas de mandat d’arrêt, ou bien placés en garde à vue et entendus par la DGSI [Direction générale de la sécurité intérieure] à Levallois-Perret.» Leur mise en examen pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste» est quasi systématique.

Depuis la mise en place de ce protocole, plus de 260 Français, combattants jihadistes ou membres de leurs familles, ont été discrètement remis à la justice française. Mais le gouvernement refuse toujours d’organiser le retour en masse des ressortissants français détenus en Turquie, en Syrie ou en Irak, après avoir pourtant sérieusement envisagé cette option pour le Kurdistan syrien, comme l’avait révélé Libération en février. Le rapatriement volontaire est considéré uniquement pour les enfants, «au cas par cas» selon la doctrine prônée par l’Elysée. «La France a largement les compétences, judiciaire, matérielle et logistique pour les juger, mais on a fait primer la politique sur le droit, estime l’avocat Vincent Brengarth. Or, l’Elysée risque de se retrouver devant le fait accompli : à force de nier le problème, il n’a pas construit de discours pour expliquer que la justice était tout à fait préparée à ces retours. La prise de position turque va peut-être contraindre la France à évoluer.»

Terrain d’entente

A moins que les annonces martiales d’Erdogan et de son gouvernement ne soient, elles aussi, qu’une manœuvre politique. Le chef d’Etat turc, au pouvoir depuis plus de quinze ans, a fréquemment joué les cartes de la menace migratoire – en agitant le spectre d’une ruée des Syriens sur l’Europe – ou terroriste dans ses relations avec l’Occident. Ce mercredi, il doit rencontrer Donald Trump à Washington. Entre les deux pays alliés de l’Otan, les sujets de désaccord sont nombreux, à commencer par l’achat récent par Ankara de S-400, un système antimissiles et antiaérien russe, ou du vote de la Chambre des représentants américaine sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Mais les deux chefs d’Etat ont désormais au moins un terrain d’entente. Celui du sort à réserver aux jihadistes occidentaux. Le président américain, qui a permis l’offensive turque au Kurdistan syrien en y retirant ses troupes, s’est plusieurs fois agacé du refus des pays européens de rapatrier leurs ressortissants partis combattre dans les rangs de l’EI. «Je vais les déposer à vos frontières et vous pourrez vous amuser pour les rattraper, avait-il menacé le 27 octobre. Ils ne peuvent pas marcher jusqu’à nous : il y a beaucoup d’eau entre eux et notre pays.»

Les 11 Français qui doivent être prochainement expulsés par Ankara «sont majoritairement des femmes, pour certains en Turquie depuis longtemps, pour d’autres arrivés plus récemment», a indiqué «une source proche du dossier» à l’Agence France Presse. Leur identité n’a pas été révélée. «Si le protocole Cazeneuve est respecté, il n’y a aucun risque : les adultes sont arrêtés dès leur descente de l’avion, les mineurs confiés à l’aide sociale à l’enfance. Des dizaines de Français sont déjà revenus de la zone irako-syrienne, rappelle Camille Lucotte. Les autorités sont en mesure d’y faire face. »


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