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Election Day 2018. Photo: Rudaw

L’Orient du Jour: En Irak, le scrutin de l’après-État islamique


Il y a trois ans de cela, l’État islamique était à 40 kilomètres de Bagdad. C’est au prix d’un effort de guerre monumental que l’armée irakienne, suppléée par la coalition internationale et une constellation de milices locales, connue sous le nom d’Unités de mobilisation populaire (Hachd el-Chaabi), a repris un à un les bastions jihadistes. En se rendant aux urnes si peu de temps après que leur pays fut passé au bord de la dislocation, les Irakiens scellent aujourd’hui la victoire sur l’EI.

Fragmentation
La plupart des candidats à la quatrième législature s’approprient le discours célébrant la nation irakienne et le sacrifice consenti par les martyrs tombés dans la guerre face à l’EI, le Premier ministre Haider el-Abadi en tête. Il cultive son image de leader « chiite modéré ». Sa liste prénommée « Nasr » compte quelques figures sunnites importantes, dont un clerc de premier plan, Abdullatif el-Humeim. Il n’est pas le seul à surfer sur la vague nationaliste « au-delà des confessions ».
Pour répondre au désir de « séparation de la mosquée et de l’État » exprimé depuis le début de la contestation sociale démarrée à l’été 2015, certains partis de fabrication islamique ont subi un « toilettage », via un changement de nom. Un exemple parlant est le « Parti civil » emmené par l’homme d’affaire Hamad el-Moussaoui, un acolyte bien connu de l’ancien Premier ministre Nouri el-Maliki, critiqué pour son sectarisme. « Ce discours reflète l’humeur de la société irakienne, qui veut en finir de cette grammaire politique fondée sur les portions ethniques et confessionnelles et qui a dominé l’Irak depuis l’occupation américaine. Mais un discours électoraliste ne veut pas dire que les sectaires d’hier se sont convertis au transsectarisme », souligne pour L’OLJ Loulouwa el-Rachid, consultante pour l’Irak au Carnegie Middle East Center.

La campagne électorale questionne aussi la signification de la victoire : sur l’EI, sur un énième avatar de l’insurrection sunnite, ou tout simplement celle des chiites sur les sunnites? Si la plupart des partis chiites ont fait campagne au Kurdistan irakien et dans les contrées sunnites, il est difficile de passer à côté d’un certain triomphalisme chiite ostentatoire, les portraits de martyrs ayant envahi les rues du pays, comme le rapporte le site d’information Niqash. Le retour des déplacés de guerre majoritairement sunnites est souvent tributaire de la bonne volonté des « seigneurs de guerre » issus des milices majoritairement chiites regroupées au sein du Hach el-Chaabi, supplétif de l’armée irakienne. Beaucoup d’entre eux n’ont pas pu obtenir de carte électorale pour voter aujourd’hui.

Cependant, la fragmentation sans précédent à l’intérieur des trois grandes « maisons » chiites, sunnites et kurdes pourrait paradoxalement rebattre les cartes en faveur d’un jeu politique multiconfessionnel. « Tout dépend de l’arithmétique parlementaire », explique Jolyon Howorth, professeur à l’université de Yale. « L’hypothèse est la formation de deux pôles chiites importants à l’issue des élections, probablement les listes de Abadi et de Maliki. Chacune des deux principales listes chiites aura quand même besoin de l’appui des kurdes et des sunnites. Maliki est détesté par les sunnites, mais il aura besoin des sunnites. Abadi est détesté par les Kurdes et aura besoin des Kurdes », résume-t-il. Si l’on peut douter de la sincérité des discours anti-confessionnel, la logique que la « démographie fait la démocratie » s’érode avec la fragmentation du camp chiite (5 grandes formations chiites s’affrontent au lieu de 3 en 2014). Cette logique est simple : si les chiites marchent derrière la même bannière, ils disposent d’une majorité absolue au Parlement, qui minorera le poids des autres groupes dans la désignation du Premier ministre. En 2005, cette mécanique a fonctionné à plein. L’Alliance nationale irakienne (ANI) qui regroupait les principales formations chiites, avait obtenu 56 % des sièges. La mécanique s’est enrayée depuis. La guerre contre l’EI lui a peut-être porté un coup fatal.

Nouvelle donne milicienne
L’ANI s’est fracturée en 2014 sur le choix du Premier ministre, dans le contexte de la débâcle de l’armée irakienne face au blitzkrieg de l’EI, certaines composantes souhaitant reconduire Nouri el-Maliki, tandis que d’autres réclamait Haider el-Abadi pour mener la campagne contre les jihadistes. M. Abadi a finalement obtenu le poste, mais les divisons sont allés en s’aggravant. La « milicisation » de la société constitue le principal élément perturbateur. La plupart des partis chiites sont associés à des milices, mais le rôle et la place que ces organisations paramilitaires doivent occuper dans la société les divisent. Les milices associées avec les clercs chiites Moqtada Sadr et Ammar el-Hakim, deux faiseurs de roi dans cette élection, sont opposées aux « transhumances miliciennes » vers la Syrie. Hadi el-Ameri à la tête de la coalition du Fateh, la branche politique représentant le gros des forces de la Mobilisation populaire, obligée de l’Iran, ne voit pas de problème à envoyer du renfort à Bachar el-Assad dans un projet transnational.

Les partis à coloration milicienne entendent convertir leur victoire militaire en succès politique, en partant du principe que les morts au combat paient le ticket d’entrée dans la « zone verte », l’enclave hautement sécurisée de Bagdad qui abrite tous les lieux du pouvoir. « La fatwa du grand ayatollah Sistani a investi les milices d’une forte légitimité religieuse. Elles ont ensuite reçu une légitimité légale, puisqu’une loi votée en novembre 2016 les institutionnalise comme un outil de défense parallèle à l’armée et elles sont théoriquement placées sous le commandement du Premier ministre. Et bien sûr, il y a la légitimité du sang versé », explique Mme Rachid. Les milices concurrencent l’État, mais elles le complètent aussi de façon indispensable. La faiblesse de l’armée irakienne face à l’EI l’a obligé à partager ses compétences régaliennes. Difficile dans ce contexte de s’opposer à leur entrée dans l’arène politique.

La loi votée en novembre 2016 interdit d’occuper simultanément un poste de commandement dans une organisation paramilitaire et de participer à la course électorale. « La rupture théorique avec l’organisation n’a eu aucun effet sur la réalité. Ameri est toujours le chef par excellence du Hachd. Les ordres viennent de lui », explique à L’OLJ Adel Bakawan, chercheur associé à l’EHESS. La question de la dilution des milices se posera sérieusement pour le prochain gouvernement.

Extrêmement populaire auprès d’une partie de la jeunesse chiite, le Fateh menace sérieusement les coalitions de gouvernement, principalement L’État de droit de Nouri el-Maliki, et Nasr, de Haïdar el-Abadi. Les répercussions de la montée en puissance de l’ordre milicien vont bien au-delà d’une probable instabilité postélectorale due à l’éclatement de la maison chiite. « Je ne pense pas qu’on aura un gouvernement d’ici à une semaine. Cela va durer des mois. C’est normal en Irak. Le plus inquiétant à mon sens est l’hypothèse d’une guerre civile entre les différentes forces politiques chiites disposant de milices, et Abadi avec l’armée régulière. Les conditions objectives d’un affrontement sont posées, non pas entre les Arabes et les kurdes, ni entre les chiites et les sunnites, mais à l’intérieur même de la maison chiite », explique Adel Bakawan.

 


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