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Kurdish YPG Fighters

Ballast: L’émancipation kurde face aux pouvoirs syriens


Le Rojava est parfois accusé, depuis l’éclatement de la contestation populaire en 2011 et la guerre civile qui s’ensuivit, de complicité avec le régime de Bachar el-Assad. Pour comprendre la place des Kurdes en Syrie, et plus largement dans la région, il importe de revenir sur une histoire particulièrement complexe : c’est à cette seule lumière qu’il devient possible de démêler les relations des révolutionnaires kurdes avec le pouvoir syrien, l’État turc voisin et les rebelles majoritairement arabes.

L’arrivée de l’État-nation et du capitalisme au Moyen-Orient ont bouleversé profondément les rapports entre communautés. Les premières révoltes kurdes contre l’Empire ottoman ont commencé au début du XIXe siècle, en réaction à une série de réformes de modernisation de l’Empire (sur le modèle occidental de la centralisation du pouvoir). S’ensuivit la chute des principautés kurdes et la fin de leur autonomie politique — certaines tribus kurdes sunnites furent intégrées au sein de l’appareil répressif de l’Empire ottoman, via la création, au début des années 1890, du corps contre-insurrectionnel des Hamidiés (ce dernier jouera un rôle essentiel dans le génocide des chrétiens d’Orient et divisera les Kurdes, permettant ainsi au pouvoir de marginaliser les alévis, les yézidis et certains sunnites réfractaires). Il s’agit pour les autorités impériales de la Sublime Portede structurer un État-nation unifié autour d’une identité musulmane sunnite et ottomane. La tentative, par les Jeunes-Turcs, d’importer au sein de l’Empire ottoman un système politique inspiré du jacobinisme et de la IIIe République française s’avère d’une violence inouïe à l’encontre des minorités. Les chrétiens, qui composent alors environ 20 % de la population du Moyen-Orient, sont les plus touchés (ils ont aujourd’hui quasiment disparu) ; le génocide arménien, déclenché en 1915, en est la conséquence la plus brutale ; puis vient le tour des Kurdes, partiellement épargnés puisque majoritairement musulmans et sunnites.

La Première Guerre mondiale met un terme à cette volonté d’homogénéisation des Jeunes-Turcs. La désintégration de l’Empire ottoman, actée par le traité de Sèvres, laisse un héritage de haine entre les communautés religieuses et ethniques. Héritage que les puissances françaises et anglaises vont entretenir afin d’assurer leur domination sur le Moyen-Orient : les premières investissent rapidement les côtes syriennes et libanaises ; les secondes, la Mésopotamie et la Palestine. Sur le sol de la future « Turquie », la guerrefait rage depuis 1919 entre l’indépendantiste nationaliste Mustapha Kemal — bientôt connu sous le nom d’Atatürk — et le sultan ottoman d’Istanbul, alors épaulé par des puissances européennes soucieuses de démanteler l’Anatolie. Le soutien des Kurdes va être décisif dans la victoire du leader indépendantiste, qui, par ses discours, appelle à la lutte contre les envahisseurs chrétiens en vue de rassembler les musulmans, Kurdes compris. Le sultanat est aboli en 1922 ; la République de Turquie est proclamée, forte d’un parti unique, un an plus tard ; le califat disparaît en 1924. Le traité d’Angora (ancien nom d’Ankara), signé entre la France et la Turquie du nouveau président Atatürk, établit la frontière nord de la Syrie — et donc la séparation entre le Kurdistan de l’Ouest (Rojava) et celui du Nord (Bakur).

L’État français divise dès lors son espace mandataire en cinq États : l’État du Liban, l’État alouite (sur la côte autour de Lattakié et de Tartous), l’État du Djebel druze (autour de la région de Suwayda, dans le sud syrien frontalier avec la Jordanie), l’État de Damas et, enfin, celui d’Alep. Ce dernier regroupe la grande majorité des zones kurdes de Syrie. Les autorités françaises soutiennent certaines forces tribales kurdes afin de protéger la frontière nord du pays des incursions turques. Raqqa devient ainsi l’une des principales bases de la tribu kurde des Millis, anciens Hamidiés, reconvertie en force supplétive. L’État multiconfessionnel et multiethnique du sandjak d’Alexandrette est mis en place en 1923, avant d’être annexé par la Turquie en 1938. Le territoire syrien ne tarde pas à être menacé par les velléités turques, au nord (la Turquie n’accepte pas la présence française en Syrie), et par les Anglais, au sud comme à l’est (la monarchie britannique soutient très largement le bloc nationaliste arabe contre la présence française). L’État français soutient quant à lui les minorités, face à une majorité arabe sunnite de plus en plus nationaliste et hostile. Il renforce, dans les années 1930, la position de Damas dans l’administration coloniale et se structure autour de bureaucrates arabes damascènes. Les notables kurdes syriens se plaignent régulièrement, auprès des autorités françaises, des menaces émises par nombre de fonctionnaires nationalistes arabes, soucieux d’homogénéisation ethnique : chasser les Kurdes de Syrie une fois l’indépendance gagnée… Des tensions virant parfois à la révolte.

De l’indépendance au parti Baas

L’indépendance de la Syrie est proclamée le 17 avril 1946. Les derniers occupants français se retirent du territoire, chassés par le bloc nationaliste. Mais, dans les zones majoritairement kurdes du pays, ce départ est loin d’être toujours vécu comme une libération : la région de Djézireh, qui compte une forte minorité syriaque2, est l’une des dernières à tomber aux mains des nationalistes syriens — elle est littéralement mise à sac (les rapports des renseignements français feront état d’intenses pillages des commerces chrétiens et kurdes ainsi que d’une résistance farouche des troupes supplétives locales). Le bloc nationaliste est alors perçu comme un nouvel envahisseur. S’ensuivra, pour la République syrienne, une situation instable marquée par une succession de coups d’États.

Les trois grands courants de pensée du monde arabe vont s’y affronter ; deux sont encore majoritaires aujourd’hui : le panarabisme et le panislamisme — reste un pôle communiste, largement marginalisé de nos jours. Tous les partis politiques au pouvoir depuis l’indépendance appartiennent ou sont proches du panarabisme et du panislamisme : dans les deux cas, les Kurdes et les autres minorités se voient exclus. Le premier rejette par principe l’idée d’un État multiethnique et nie tout droit aux Kurdes ; le second a vocation à englober l’ensemble des populations musulmanes (sunnites, dans ce cas), dont la majorité des Kurdes fait partie, mais ces derniers sont régulièrement accusés de « mécréance » — pour nombre d’entre eux, la foi vient après l’identité culturelle. De plus, les partis politiques kurdes qui mobilisent le corps social au Kurdistanadoptent une ligne séculaire (s’il existe bien quelques partis islamistes kurdes, ils demeurent très minoritaires). En 1958, les panarabes l’emportent avec la mise en place de la République arabe unie, actant la fusion de l’État syrien et égyptien — la Turquie, ayant menacé d’envahir et d’annexer la Syrie, a poussé le parlement de cette dernière à semblable manœuvre. Les Syriens le vivent comme une colonisation. Cette république est éphémère ; elle dure jusqu’en 1961 mais revêt un aspect majeur : la première planification de déportation et d’assimilation forcée commanditée par les autorités égyptiennes elles-mêmes. Il s’agit de chasser les Arabes alaouites de la côte afin de les remplacer par des Arabes sunnites et, dans le même temps, d’arabiser les Kurdes des terres agricoles du nord syrien. Si ce plan ne peut être mis en œuvre — seul un village alaouite est déporté au Rojava —, il marque en profondeur les minorités syriennes. Le parti Baas — socialiste et nationaliste panarabe — finit par prendre le pouvoir en 1963 ; ses leaders sont des officiers issus de minorités religieuses, dont un certain Hafez el-Assad, alaouite.

« Anéantir le danger kurde »

Bien des divisions vont secouer le parti Baas, de 1963 à l’accession au pouvoir de la tendance « néo-marxiste » portée par Assad sept ans plus tard. Un « ennemi de l’intérieur » soude cependant toutes les tendances : les Kurdes. Le Kurdistan est ainsi présenté comme un « deuxième Israël », à même de provoquer une « Nakba », une catastrophe, comme celle que vécut la Palestine en 1948. Les Kurdes sont dépeints comme des sauvages à qui l’on nie, du reste, toute singularité linguistique et culturelle — ils ne sont d’ailleurs pas reconnus comme « un peuple »… Une politique d’une grande violence s’abat sur eux. L’un des théoriciens du nettoyage ethnique se nomme Mohammed Taleb Hilal, père du plan dit de l’« ablation »3. Pensé au début des années 1960, il se donne pour but d’« anéantir le danger kurde » : un héritage des nationalistes syriens et despogroms anti-kurdes et chrétiens. Une politique dite de « ceinture arabe » s’instaure4 : elle impose le « socialisme arabe » aux Kurdes en confisquant leurs terres pour les faire cultiver par des « colons arabes » dans des fermes d’État. Déportations (vers des zones moins fertiles), emprisonnement systématique des leaders, répression des partis kurdes (notamment le Parti démocratique du Kurdistan syrien, toujours actif de nos jours), instauration d’une politique de sous-développement en matière d’éducation et de service public, interdiction de la langue kurde, privation d’accès à l’emploi… 120 000 Kurdes sont, en sus, privés de la nationalité syrienne en août 19625 : ils n’ont plus aucun droit, même pas celui de dormir à l’hôtel (leurs descendants en feront les frais : on compte environ 300 000 Kurdes apatrides à l’aube de la révolution syrienne de 2011). La situation des Kurdes syriens peut à maints égards être comparée à celle des juifs sous le régime de Vichy — bien des membres du régime baasiste n’ont d’ailleurs jamais caché leur sympathie pour le fascisme ni leur farouche antisémitisme6.

L’arrivée d’Hafez el-Assad au pouvoir n’a pas assoupli cette politique de répression, quoi qu’en disent bien des livres d’histoire. Elle s’accélère même au début des années 1970, avant d’être délaissée, trois ans plus tard, au profit d’une menace jugée autrement plus importante aux yeux du régime : les Frères musulmans. La résistance kurde syrienne sort pour le moins affaiblie de cette séquence.

De la détente à la répression

Le parti Baas réoriente sa politique. Dans le but de déstabiliser son voisin turc, il accueille Abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), juste avant lecoup d’État turc de 1980. Le PKK organise des réunions à Damas et installe des camps d’entraînement militaire au Liban, dans la vallée de la Bekaa ; les premiers temps, le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) se charge de l’instruction militaire. Mais cela relève davantage, pour l’État syrien, d’un accord de « laisser faire » que d’une véritable alliance stratégique — le régime continue de craindre, en silence, la possible révolte de sa propre minorité kurde… Le PKK s’allie aux forces arabes contre Israël : c’est là son épreuve du feu — onze de ses combattants tomberont en martyr face à Tsahal7. Les révolutionnaires kurdes, contrairement à leurs confères du PDK basé dans le Kurdistan irakien, ont en effet adopté une ligne antisioniste et pro-palestinienne claire. Mais l’année 1988 marque une rupture entre les Kurdes, le « monde arabe » et la Palestine : la majorité des leaders palestiniens vont approuver l’opération génocidaire Anfal menée par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak…

Dans les années 1990, la guerre fait rage au Kurdistan turc et irakien. La pression se fait plus forte sur le leader du PKK hébergé en Syrie. Le régime d’Assad père est mis en difficulté, notamment par la construction de barrages par la Turquie et le contrôle de l’eau opérée par cette dernière. Fort d’accords passés entre Ankara et Damas et de l’insistance de nombreuses grandes puissances internationales, Öcalan est expulsé de Syrie en 1998 puis capturé au Kenya lors d’une opération fomentée, notamment, par les services secrets turcs, américains et israéliens. C’est le début d’une reprise de tension entre les Kurdes du PKK et l’État syrien. L’ancêtre du Parti de l’union démocratique (PYD), homologue syrien kurde du PKK, est alors fondé : il devient en 2003 le parti que l’on connaît aujourd’hui, fer de lance de la future révolution du Rojava. Un changement radical de stratégie politique s’opère : les autorités révolutionnaires kurdes abandonnent leur ligne « indépendantiste » et portent désormais, en Turquie comme en Syrie, une franche revendication autonomiste et fédérale. Durant cette période, les Kurdes de Syrie, qui représentent environ 15 % de la population, s’organisent. Le PYD et le PKK gagnent une véritable base populaire dans le nord du pays — le Rojava — et structurent ainsi la résistance. Un incident éclate en 2004, dans la ville de Qamichlo, entre une équipe de football arabe de Deiz-Ezzor (région pro-Baas irakien de Syrie) et une équipe kurde. Les Arabes brandissent des portraits de Saddam Hussein ; la police tire sur les Kurdes ; des émeutes éclatent dans tout le Rojava. Le régime conduit par Bachar el-Assad, au pouvoir depuis quatre ans, réprime violemment sa minorité kurde : 43 morts, des centaines de blessés et des milliers d’arrestations. Renaît ainsi la lutte des Kurdes syriens. Ankara et Damas intensifient leur collaboration, désireux d’écraser les Kurdes et leurs organisations politiques révolutionnaires. Le PYD — porte-drapeau du confédéralisme démocratique  — constitue la cible principale de cette répression, qui fera de nombreux morts. À la veille de la révolution, c’est plus de 1 500 de ses militants que l’on compte derrière les barreaux du régime syrien, bien connu pour son usage de la torture.

Et vient la révolution

Les Kurdes de Syrie et le PYD participent amplement aux mouvements de contestation visant le régime baasiste à partir de l’année 2011. Mechaal Tamo, figure kurde de l’opposition à Assad, est assassiné. La question de la militarisation du conflit se pose : le PYD refuse la voie armée, redoutant l’instrumentalisation de la révolte par des puissances étrangères8. Le régime syrien prend peur, essor de la contestation oblige, et tente de diviser cette dernière : en libérant des djihadistes puis en laissant les Kurdes partiellement investir les cantons d’Afrin, de Kobané et de Djézireh, formant ainsi les trois espaces auto-administrés du Rojava9 — c’est la révolution du Rojava, née le 19 juillet 2012, continuité de la révolution syrienne. Sous la pression, le régime de Bachar el-Assad libère des prisonniers politiques et ratifie le retour des opposants politiques en exil. Le processus émancipateur lancé au Rojava s’avance contre l’État-nation et s’édifie à rebours de l’ensemble des politiques jusqu’alors menées dans la région : sur le terrain, les avancées démocratiques, pluralistes, féministes et sociales sont manifestes.

Fruit du panarabisme et du panislamisme, le racisme systémique qui vise les Kurdes domine encore une partie de la population arabe syrienne. La rébellion n’est pas exempte de cet héritage politique et culturel raciste ; le soutien turc aux groupes islamistes armés accentue cette opposition10. Si le PYD propose de nombreux accords de coopération avec la rébellion, en échange de la reconnaissance de l’autonomie des régions à majorité kurde, cela se voit systématiquement refusé. « Les salafistes et les Frères musulmans financés par les puissances du Golfe répandent leur haine au quotidien. Des messages de dignitaires religieux ou de militaires de l’ASL [Armée syrienne libre] appellent les Syriens à passer les Alaouites au hachoir. […] L’ASL, c’est un label recouvrant une réalité très complexe, une multitude de groupes. Et les Kurdes constatent que des éléments se réclamant de l’ASL les agressent. C’est la raison pour laquelle ils ont créé leurs propres milices de sécurité11 », analyse ainsi Rhodi Mellek, porte-parole du PYD, dès juin 2013. Trois mois plus tard, des combattants de l’ASL, alliés à Al-Qaïda, tirent au mortier sur des quartiers kurdes d’Alep et treize groupes rebelles annoncent que le combat unitaire contre Assad doit être « fondé sur la charia12 », avant de s’associer avec l’organisation djihadiste Front al-Nosra. Cette dernière faisait d’ailleurs « pression depuis le début du mois du ramadan sur les habitants pour qu’ils observent le jeûne » et s’en « prenai[t] aux femmes ne portant pas le voile, ce qui est le cas des combattantes kurdes13 »… La rupture est définitive14. Certains groupes de l’ASL rejoignent toutefois l’alliance pluri-ethnique formée par les Unités de défenses du peuple (YPG) contre Daech : les Forces démocratiques syriennes (FDS). La révolution du Rojava, directement menacée par Daech et l’aile islamiste hégémonique de la rébellion soutenue par la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite, n’entend pas diviser ses forces et envoyer ses troupes contre le régime, qui occupe toujours certains territoires du nord de la Syrie. Le PYD et le régime d’Assad finissent par mettre en place une sorte de « pacte de non-agression » : realpolitik oblige. Le pouvoir syrien rêve pourtant d’en finir avec cette alternative autonome révolutionnaire sur son sol, ainsi qu’il ne cesse de le répéter15, mais le rapport de force militaire ne le lui permet pas.

Un avenir incertain

Tout au long de la guerre civile syrienne, les relations entre le régime Assad et les instances révolutionnaires du Rojava seront jalonnées d’affrontements et de conflits. En 2012, des combats violents opposent les YPG et l’armée arabe syrienne dans la ville de Derik, qui compte une forte minorité chrétienne. En 2013, le quartier kurde alépin de Sheikh Maqsoud, défendu par les YPG, est soumis à un déluge de feu de la part du régime : les forces gouvernementales seront défaites dans une sanglante guerre urbaine. À Qamishlo, deux ans plus tard, des supplétifs de l’État syrien essaient d’enrôler des jeunes kurdes de force : en découlent des heurts armés et l’intrusion des YPG dans la prison du régime afin d’en libérer les prisonniers. Après plusieurs jours d’affrontements, le régime signe un accord qui chasse de la ville les Forces de défense nationale, un groupe paramilitaire à sa botte — la garnison de l’armée d’État est également fortement réduite. Puis vient, en 2016, la bataille d’Hassaké, capitale provinciale d’où sont expulsées les troupes du régime. Ces épisodes sont les points culminants d’accrochages récurrents qui auraient pu tourner à l’affrontement généralisé. Tout, politiquement et philosophiquement, oppose le projet révolutionnaire, féministe, communaliste, écologiste et démocratique du Rojava à l’État syrien, fasciste et raciste. Pourquoi, dès lors, aucun des deux camps n’a, pour l’instant, cédé aux sirènes d’une guerre totale ?

De nombreux accords, instables et officieux, ont instauré une interdépendance. Sur le plan économique, le Rojava est le grenier à blé de la Syrie ; de nombreux gisements pétroliers jalonnent son territoire. Afin de limiter l’importation d’essence, le régime, qui s’est massivement approvisionné auprès de l’Iran, achète le pétrole du Rojava. Des échanges commerciaux sont occasionnellement autorisés entre les zones sous contrôle de l’État syrien et le Rojava, notamment via l’aéroport de Qamishlo : une véritable bouffée d’air économique pour un territoire autonome assiégé de toutes parts. Des déplacements des YPG sont également autorisés sur le territoire gouvernemental — et réciproquement —, principalement dans le cadre du combat contre de communs ennemis : les djihadistes et l’armée turque. Au fil du temps, le Rojava s’est imposé en garant des frontières nord de la Syrie contre une invasion turco-djihadiste. Les relations sont ainsi déterminées par le besoin mutuel de survivre, dans une guerre civile longue et sanglante. Les deux parties n’ignorent pas que cela n’aura qu’un temps…

Les tensions risquent en effet de s’accentuer fortement entre les deux belligérants. La bataille d’Afrin, début 2018, a montré au monde entier que l’État syrien n’a pas voulu s’imposer ni activer sa défense anti-aérienne, préférant laisser l’armée turque — et ses partenaires issus des rangs de la rébellion syrienne et du jihadisme — violer ses frontières, piller et tuer massivement des civils. Si des milices pro-Assad sont venues prêter main-forte au Rojava courant février, il ne s’agit que de quelques centaines d’hommes au sol, tout au plus… Dans le même temps, l’installation de bases occidentales — américaines, françaises et anglaises — au Rojava n’est pas pour plaire aux autorités de Damas, ni à leurs alliés russes, qui ont quant à eux donné leur feu vert à l’invasion turque du territoire syrien. Le régime iranien, doté de moyens de pression sur le régime d’Assad, n’est pas prêt à entendre parler d’autonomie démocratique pluri-ethnique : la République islamique d’Iran compte une minorité kurde très active en son sein… Les États-Unis demeurent dans le nord de la Syrie pour contrer l’influence de l’Iran : ils escomptent, d’une part, pousser les FDS et l’État syrien à un affrontement total et, de l’autre, inciter le PYD à rompre tout lien avec le PKK et sa « maison mère », le mont irakien Qandil. La révolution sociale du Rojava constituera à terme une menace existentielle aux yeux du pouvoir de Bachar el-Assad : elle fournit la preuve que des communautés ethniques et religieuses peuvent s’auto-administrer et vivre en paix, que les femmes ont la possibilité de s’émanciper du patriarcat et qu’une Syrie fédérale, décentralisée et laïque serait une alternative enviable pour l’ensemble des populations. Ce « pacte de non-agression », bancal et de circonstance, n’a rien changé à la position du régime en la matière : les Kurdes doivent disparaître.

 

 

1.↑Et plus particulièrement le Parti de l’union démocratique (PYD), les Unités d’autodéfense (YPG/J) et les Forces démocratiques syriennes (FDS).

2.↑Aujourd’hui présente dans le gouvernorat d’Hassaké.

3.↑Voir Sabri Cigerli, Les Kurdes et leur histoire, L’Harmattan, 1999.

4.↑Voir Julie Gauthier, « Syrie : le facteur kurde », Outre-Terre, vol. no 14, no. 1, 2006, pp. 217-231.

5.↑Suite au décret n° 93 du 23 août 1962, entré en vigueur le 5 octobre 1962.

6.↑Songeons par exemple au rôle central d’Aloïs Brunner dans l’organisation des services de répression d’Assad ou à Moustapha Tlass, général et pilier antisémite du régime.

7.« Expliquez-nous… le PKK », France Info, 27 juillet 2015.

8.↑« Dès le début des affrontements, les Kurdes ont soutenu que les problèmes ne pouvaient être résolus par la guerre et la violence et souligné leur opposition aux interventions extérieures. Ainsi, ils n’ont pas pris part à cette guerre et se sont concentrés sur leur autodéfense et la protection de leur région. Ils ont toujours dénoncé le régime syrien et sont entrés en relation avec l’opposition à ce régime. Cependant, l’opposition soutenue par l’État et le gouvernement turcs a ignoré les Kurdes et refusé d’entendre leurs revendications. Elle est même allée jusqu’à mener des attaques contre les Kurdes, à l’instar des forces du régime. Les Kurdes ont ainsi développé leur organisation et leurs forces d’autodéfense et opté pour une troisième voie par la mise en œuvre du projet d’autonomie démocratique, qui vise à ce que les Kurdes et les autres peuples vivant dans le Kurdistan du sud-ouest (Kurdistan de Syrie), Arméniens, Arabes, Tchétchènes, Turkmènes, Assyriens, Syriaques, etc., puissent vivre ensemble. » Adem Uzun, Nouvelles d’Arménie, 2014.

9.↑« En Turquie, le retrait du régime de nos régions est très mal perçu : après l’autonomisation du Kurdistan d’Irak, la Syrie ? Et très vite, la Turquie a excité les populations arabes syriennes en leur faisant croire que le PYD avait signé des accords avec le régime, en en faisant des traîtres à la Révolution. Le départ précipité des forces militaires loyalistes de la plupart des zones kurdes n’était lié qu’à la nécessité stratégique de les concentrer sur des fronts jugés plus urgents. » Rhodi Mellek, « Il n’y aura aucune solution à la crise syrienne sans résolution du dossier kurde », Jeune Afrique, 14 juin 2013.

10.↑« Les combattants islamistes déployés à Ras-Al-Aïn ne cachent pas leur hostilité aux Kurdes du PYD. La révolution pour la liberté s’est transformée en guerre de religion. Il y a beaucoup de combattants étrangers qui se réclament d’Al-Qaida et sont aidés par la Turquie, affirme Kamiran Hassan, membre du Conseil du Kurdistan occidental, une institution affiliée au PYD. […] La dirigeante locale des milices YPG, Nujin Deriki, avait été capturée. J’ai été torturée et livrée par l’Armée libre à la Turquie, affirme cette femme, rencontrée le 23 novembre à Kamichliyé. J’ai été détenue à Hatay [Antioche] six jours par les services de renseignements turcs avant d’être relâchée. » Guillaume Perrier, « En Syrie, Kurdes et rebelles entrent en conflit », Le Monde, 29 novembre 2012.

11.↑Rhodi Mellek, « Il n’y aura aucune solution à la crise syrienne sans résolution du dossier kurde », op. cit.

12.↑« Syrie : d’importants groupes rebelles prônent la charia et rejettent la Coalition nationale », Le Monde.fr avec AFP, 25 septembre 2013.

13.↑« Syrie : les Kurdes infligent une cuisante défaite aux jihadistes », dépêche AFP, 17 juillet 2013.

14.↑« Les groupes armés menant des attaques aveugles contre la zone [majoritairement kurde] de Sheikh Maqsoud font partie de la coalition militaire de Fatah Halab, qui inclut : le Mouvement islamique d’Ahrar ash Sham, l’Armée de l’islam, le Front al Shamia, la brigade du sultan Murad, les bataillons du sultan Fatih, les bataillons Fa Istaqim Kama Omirt, les bataillons Nour al Deen Zinki, la brigade 13, la brigade 16, le 1er régiment (al Foj al Awal) et les bataillons Abu Omara. » Amnesty International, « Syrie. Des groupes armés d’opposition commettent des crimes de guerre à Alep », 13 mai 2016.

15.↑Laurent Lagneau, « Combat contre l’EI : Pour Bachar el-Assad, les combattants kurdes syriens sont des « traîtres » », opex360, 18 décembre 2017.

 


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