C’est un nom obscur, inconnu au bataillon jusque-là. Le groupe Awliyaa al-Dam a revendiqué la salve de quatorze roquettes lancée lundi soir contre une base aérienne américaine à Erbil, près de l’aéroport de la ville, dans la zone du Kurdistan irakien, tuant un entrepreneur civil étranger et blessant neuf personnes, dont des Américains. Il s’agit, en un an, de la pire action perpétrée contre la coalition militaire internationale menée par les États-Unis et du premier véritable test pour Joe Biden en matière de politique étrangère. Ce regain de tensions intervient alors que la nouvelle administration en poste à Washington est décidée à trouver le moyen de rejoindre l’accord sur le nucléaire conclu en 2015 entre les membres du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Allemagne et l’UE d’un côté, et l’Iran de l’autre. L’ancien président américain Donald Trump s’en était retiré de manière unilatérale en 2018, entraînant la mise en œuvre d’une politique dite de la « pression maximale » contre l’Iran aux conséquences désastreuses pour son économie.
« L’occupation américaine ne sera en sécurité sur aucun pouce du territoire, même au Kurdistan, où nous promettons de mener d’autres opérations qualitatives », a affirmé Awliyaa al-Dam, selon l’ONG SITE Intelligence Group, basée aux États-Unis et spécialisée dans le suivi des activités en ligne des groupes armés. Awliyaa al-Dam semble faire partie d’une douzaine de nouvelles factions qui se sont développées au cours de l’année précédente et qui ont revendiqué plusieurs attaques contre les intérêts américains en Irak. Pour de nombreux experts cependant, il s’agirait avant tout d’organisations servant de paravents aux activités de milices puissantes affiliées à Téhéran telles que les Kataëb Hezbollah ou encore Asaïb Ahl al-Haq. « Cette nouvelle milice ne se différencie pas de toutes celles qui sont apparues au cours des trois ou quatre derniers mois. Seuls les noms changent. C’est une tentative pour faire croire à l’opinion publique qu’il existe plus d’une milice capable de perpétrer ce genre d’attaque et pour ne pas faire porter la responsabilité à un groupe en particulier, surtout depuis l’arrestation de certains membres des factions armées », estime Ihsan el-Chamari, directeur de l’Iraqi Center for Political Thought.
Le Premier ministre irakien Moustafa Kazimi tente depuis son arrivée au pouvoir en mai 2020 de placer les milices qui sévissent dans le pays sous contrôle de l’État et de mettre fin aux activités illégales et criminelles dans lesquelles elles sont investies. Les forces de sécurité irakiennes ont ainsi arrêté en décembre dernier Hosam Azerjawi – considéré comme l’artisan des attaques à la roquette contre les ambassades étrangères en Irak – et renvoyé plusieurs responsables de la sécurité associés à des milices.
Fin 2020, certaines organisations ont, tout du moins dans leurs discours, joué la carte de la défiance face à Téhéran. Lorsque le commandant de l’unité d’élite al-Qods au sein des gardiens de la révolution iranienne, Esmaïl Qaani, s’est rendu à Bagdad à la fin du mois de novembre pour appeler les factions proches de la République islamique à suspendre leurs attaques contre les Occidentaux, les Kataëb Hezbollah avaient affirmé se soumettre à ces exigences tandis que le chef de Asaïb Ahl al-Haq, Qaïs al-Khazali, avait déclaré dans un message télévisé adressé à Esmaïl Qaani : « Nous ne vous écouterons plus car nos motivations sont à 100 % nationalistes. »
Pointé du doigt, Téhéran a nié hier toute implication dans les événements de lundi, ajoutant ne pas avoir connaissance du groupe qui a revendiqué l’attaque. Mais l’ampleur de celle-ci semble écarter la piste d’une action autonome. « Cibler une base irakienne hébergeant des soldats américains et des entrepreneurs civils avec des roquettes comporte un risque élevé de tuer des Américains qui se trouvent sur la base. Ce n’est pas une décision que Téhéran laisse à ses sous-traitants irakiens et ce n’est pas une décision que les milices irakiennes peuvent prendre par elles-mêmes », commente pour L’Orient-Le Jour Randa Slim, chercheuse et directrice du Conflict Resolution and Track II Dialogues Program au sein du Middle East Institute.
Sinjar et nucléaire
L’attaque perpétrée lundi semble répondre à plusieurs objectifs, le premier étant de faire monter la pression autour de la reprise du dialogue entre Washington et Téhéran à travers le levier irakien. Il s’agirait pour la République islamique de rappeler à l’administration Biden que si la levée des sanctions à son encontre tarde, elle n’hésitera pas à saper les intérêts des États-Unis dans la région. « Dans le cas présent, leur tâche était de lancer un avertissement à l’administration américaine et de lui faire savoir que Téhéran n’hésiterait pas à recourir aux attaques perpétrées sous l’ère Trump en Irak si l’impasse liée au retour au JCPOA n’est pas résolue rapidement. Il faut interpréter les dernières attaques de drones houthis contre des installations saoudiennes comme visant un objectif similaire », indique Randa Slim.
Pour Michael Knights, spécialiste des milices irakiennes au sein du Washington Institute for Near East Policy, l’attaque de lundi porte la marque de Asaïb Ahl al-Haq. « Leur objectif-clé a été de démontrer à l’Iran qu’ils sont la faction la plus puissante en Irak. »
Ces récents développements ont lieu dans un contexte local marqué par des tensions croissantes dans le nord de l’Irak, où la Turquie voisine mène depuis juin une violente incursion terrestre et aérienne contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces derniers jours, les factions armées pro-Téhéran ont multiplié les déclarations hostiles à Ankara. Asaïb Ahl al-Haq a ainsi déclaré que la Turquie étendait ses opérations militaires dans l’enclave stratégique du nord-ouest de Sinjar, et qu’elle riposterait pour défendre la souveraineté irakienne. Selon certains observateurs, les roquettes lancées contre Washington à Erbil semblent viser l’accord conclu sur la sécurité et la gouvernance entre le gouvernement régional du Kurdistan et l’administration irakienne à Bagdad en octobre dernier, et dont le but est de permettre le retour sécurisé de près de 200 000 déplacés yazidis. Mais sa mise en œuvre est difficile car elle suppose que toutes les forces extérieures se retirent, dont le PKK et les milices proches de Téhéran. « C’est un message envoyé à Erbil pour lui faire savoir qu’il ne doit pas empiéter sur les zones d’influence iraniennes, Sinjar étant un point de passage très important pour les milices », avance M. Chammari.
Si les États-Unis ont vivement condamné l’attaque, il semble difficile pour l’heure d’évaluer l’impact qu’elle peut avoir sur la politique étrangère américaine vis-à-vis de l’Iran, d’autant plus qu’elle galvanise davantage tous ceux qui, républicains comme démocrates, sont opposés ou réticents à un retour au deal de 2015. « Le camp Biden doit décider s’il doit répondre à l’Iran ou à une milice individuelle. Dans les deux cas, les options sont très limitées si elles ne s’accompagnent pas de sanctions ou d’action militaire », avance M. Knights.