Après un premier livre intitulé “Un autre futur pour le Kurdistan?”, Pierre Bance nous donne “‘La fascinante démocratie du Rojava” qui sortira en octobre aux éditions Noir et Rouge. On parle beaucoup du Rojava, mais qu’en sait-on vraiment au-delà des clichés guerriers?
En 2017, les Éditions Noir et Rouge publiaient Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique écrit par Pierre Bance. En octobre sortira, de ce même auteur, La Fascinante Démocratie du Rojava. Le Contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord. Alors que le premier livre s’attachait à expliquer le municipalisme libertaire et le confédéralisme démocratique, puis en recherchait la mise en application en Turquie et au Kurdistan de Syrie, ce nouveau volume se penche sur l’œuvre de la révolution du Rojava, et plus spécialement sur ses aspects idéologiques, juridiques et institutionnels. Curieuses d’en savoir un peu plus, les Chroniques se sont entretenues avec l’auteur.
Pourquoi s’intéresser au Rojava, tout n’a-t-il pas été dit ?
C’est après la bataille de Kobané, gagnée en janvier 2015 par les Kurdes contre l’État islamique, que la révolution du Rojava suscita un véritable intérêt dans la société française. Commença alors la publication de témoignages d’autorités politiques ou d’acteurs de terrain, de récits de voyageurs, certains militants d’autres non, de reportages de journalistes plus ou moins bien informés et d’études de politologues ou de stratèges en géopolitique. Dans tout cela, le droit des institutions et l’idéologie qui l’inspire restèrent peu explorés. Ces écrits, quand ils ne l’ignorent pas, se contentent de citer le Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord du 29 décembre 2016. Il s’agit pourtant d’un texte constituant qui proclame les droits et libertés des citoyens, met en place les organes politiques devant conduire au confédéralisme démocratique. Un projet politique de société sans État, théorisé par Abdullah Öcalan, leader kurde emprisonné en Turquie depuis 1999, lui-même inspiré par Murray Bookchin (1921-2006), penseur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire.
Ainsi les uns louèrent un petit peuple courageux luttant contre les fanatiques de l’État islamique alors que d’autres dénigraient les suppôts du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Certains idéalisèrent une révolution présentée comme socialiste, féministe et écologique, pendant que d’autres faisaient part de leur scepticisme. Personne ne s’inquiétant trop de savoir « comment ça marche » et chacun y allant de son opinion, d’autant plus tranchée que mal instruite.
L’objet de ton livre est donc « d’instruire » ses lectrices et lecteurs sur la réalité administrative et politique du Rojava ?
L’objet de ce livre est de donner des informations et des analyses qui permettent de saisir le fonctionnement des institutions de la Syrie du Nord et de se forger un point de vue argumenté et nuancé. La démarche suivie est aussi éloignée du romantisme révolutionnaire que de la condamnation dogmatique. Elle veut comprendre une révolution :
– d’une part, en comparant l’idée du confédéralisme démocratique revendiqué à l’exposé des droits et des institutions tels qu’ils figurent dans le Contrat social ;
– d’autre part, en comparant, avec la distance nécessaire, cette idée nouvelle et ce texte constituant à la « praxis », au mouvement réel d’une administration de la Syrie du Nord, d’un proto-État aux prises avec les pires difficultés politiques, économiques, diplomatiques et militaires.
On découvrira que le Contrat social de la Syrie du Nord est un réservoir d’idées. Aussi qu’il met en place une démocratie complexe susceptible d’intéresser aussi bien les démocrates que les révolutionnaires.
Au même titre ?
Non ! Les démocrates ne sont pas disposés à instaurer le confédéralisme démocratique, qui est la négation de la démocratie parlementaire et de l’État. En revanche, ils trouveront dans le Contrat social des pistes pour rénover un système de représentation usé et déconsidéré. Un exemple : la constitution d’une assemblée fédérale (nationale) unique, composée de 60 % d’élus au suffrage direct et de 40 % de délégués désignés par la société civile.
Pour les révolutionnaires, son intérêt tient à la question de l’État. L’expérience de la Fédération de la Syrie du Nord illustre en grandeur réelle les difficultés rencontrées pour se passer de l’État, ou tout au moins le réduire à des tâches fonctionnelles telles que la diplomatie. Elle conduit à abandonner toute position dogmatique pour réfléchir à tous les aspects de la société future (droits civils et libertés fondamentales, travail et emploi, santé et protection sociale, sécurité publique et défense, impôts et budget, économie et consommation, etc.). Cette démarche est sans doute la meilleure façon de trouver les procédures qui conduiront à l’élimination de l’État et à une auto-administration de la société émancipée prévenant toute résurgence étatique. Comme le fit d’ailleurs Bookchin avec sa stratégie de marginalisation de l’État et d’élaboration de chartes municipales qui, dans les années soixante-dix, déconcertèrent bien des anarchistes.Mur au Rojava
Alors, dans quelle disposition d’esprit abordes-tu le sujet de la démocratie du Rojava ?
Je ne suis pas mandaté pour assurer la propagande du Parti de l’union démocratique (PYD), parti moteur de la révolution du Rojava, ou du PKK, qui en serait la maison mère, d’autres s’en acquittent. Le dossier n’est instruit ni à charge ni en défense, étant entendu que je ne cache pas ma sympathie pour l’expérience. Je m’inscris donc dans ce qu’on appelle la critique constructive et, plus précisément, dans une critique anarchiste constructive.
Anarchiste, car elle prend l’anarchisme comme grille de lecture, laquelle est particulièrement opérante sur la question de l’État, avec ce théorème selon lequel plus on attend pour détruire l’État, plus vite il se reconstitue. Ce qui autorise à poser deux questions liées : pourquoi l’Administration autonome, depuis sept ans, n’est-elle pas venue à bout de l’État, pour quelles raisons subsiste un proto-État incarné par des exécutifs qui se renforcent, alors qu’ils devraient dépérir ?
Constructive, parce qu’elle dépasse la rigidité de l’orthodoxie théorique pour s’intéresser à la dynamique du mouvement, l’apprécier dans sa complexité, même si à la lecture du livre certains trouveront la critique sévère. Elle l’est. Mais c’est tout le contraire d’une entreprise de démolition. Par une lecture appliquée du Contrat social, une observation minutieuse de sa mise en œuvre, un regard attentif au respect de l’esprit du confédéralisme démocratique, cette contribution s’inscrit dans le processus révolutionnaire. Elle ne perd jamais de vue les efforts et les sacrifices consentis par les populations de la Fédération. Elle respecte la détermination de ceux qui, investis d’un mandat communal ou fédéral, conduisent la lutte avec abnégation et engagent leur responsabilité devant l’histoire.Murray Bookchin
Le Contrat social est-il une constitution ?
Le Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord énonce les droits et libertés des citoyens en se référant aux chartes internationales sur les droits de l’homme, comme la plupart des constitutions. Il met en place des institutions politiques de représentation par des assemblées et de gouvernement par des conseils exécutifs, comme toutes les constitutions. Pourtant le Contrat social n’est pas exactement une constitution.
Sur le terrain du droit international, une constitution s’applique dans un État et les trois régions kurdes réunies aux quatre régions arabes libérées ne prétendent pas constituer un État et ne veulent pas en être un. Elles souhaitent rester une fédération de régions autonomes dans une Syrie démocratique, elle-même dotée d’une constitution républicaine, laïque et fédérale.
Sur le plan politique, le Contrat social se distingue des constitutions connues en mettant en place, plus en osmose qu’en parallèle ou compétition, une démocratie directe fondée sur la commune et une fédération de type parlementaire avec des assemblées élues et des exécutifs aux pouvoirs réglementaires étendus. D’où sa complexité.
C’est en cela que la démocratie du Rojava est fascinante ?
En effet, pour beaucoup, et notamment les lectrices et lecteurs de cette revue, le Contrat social paraîtra, au premier abord, allier deux systèmes politiques incompatibles. Le communalisme, inséparable de la démocratie directe, c’est-à-dire du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, est le contraire du parlementarisme et de son creuset, le capitalisme, gouvernement par la représentation et l’argent. Parlementarisme et capitalisme ne peuvent s’accommoder ni du municipalisme ni de la démocratie directe qui les privent de leurs pouvoirs politiques et économiques, sauf à les admettre, édulcorés et à doses homéopathiques, pour calmer la revendication citoyenne. Le livre explique comment la démocratie du Rojava en les associant invente un « merveilleux-politique » où, à terme, la démocratie directe l’emportera sur la démocratie représentative, le fédéralisme sur l’État.Oeuvre de Zehra Dogan
C’est en effet fascinant, mais la démocratie du Rojava ne l’est-elle que pour cela ?
Non ! Fascinante elle l’est aussi, car c’est sous la direction d’un parti, le PYD, que se fait ce chemin vers la démocratie directe. Une avant-garde qui ne se veut pas dominatrice mais éducatrice et concourt ainsi à sa propre fin. Une démarche tout aussi difficile à admettre pour des libertaires qui n’y croient pas que pour les marxistes qui n’en veulent pas.
Fascinante, elle l’est encore parce qu’elle est expérimentée au cœur d’un Proche-Orient pétri de dictatures politiques, de démocraties autoritaires ou chaotiques, d’États aux visées hégémoniques ou expansionnistes, de guerres civiles et de terrorisme. Fascinante, elle l’est toujours parce qu’elle met sur un pied d’égalité les femmes et les hommes à rebours des coutumes ancestrales patriarcales et des pratiques religieuses conservatrices. Fascinante, elle l’est enfin par la réunion dans une administration communaliste, solidaire et fédérale, à égalité de droits et de devoirs, des peuples kurde, arabe, assyrien, chaldéen, turkmène, arménien, tchéchène, tcherkesse… de diverses religions musulmanes, chrétiennes ou yézidie, là où régnait la loi du plus fort. D’autres étonnements sur cette oasis de liberté et de démocratie attendent les lectrices et lecteurs.
Il convient encore de souligner, même si ce n’est pas « fascinant », l’importance de l’écologie dans le projet du confédéralisme démocratique, héritage de Bookchin. Dans le Contrat social, l’écologie est définie comme « le droit des citoyens de vivre dans une société écologique saine ». L’Administration autonome et les communes déploient des efforts en ce sens, mais il n’est pas difficile de comprendre que la situation militaire et économique complique les initiatives tant dans les domaines agricole, qu’industriel ou environnemental.
Est-on vraiment en présence d’une démocratie ?
L’exécutif de la Fédération de la Syrie du Nord tire sa légitimité d’un consensus entre les différents segments de la société, et non d’une élection législative ou d’une procédure de désignation par des assemblées générales. Si ce « gouvernement » n’est pas démocratique au sens de la science politique, s’il ne l’est pas davantage au regard des procédures de désignation du Contrat social, il n’est pas pour autant une dictature. Le meilleur exemple est certainement le respect des droits humains et des libertés fondamentales par les autorités locales et fédérales qui n’a rien à envier aux démocraties occidentales, avec les mêmes accidents ponctuels. On pourrait aussi parler de la justice fondée sur le consensus, la conciliation plutôt que la répression, et de cette particularité, une justice autonome des femmes. De l’éducation en recherche de pédagogies anti-autoritaires, de l’autogestion des universités et des enseignements dans les langues maternelles (arabe, kurde ou syriaque). Et de bien d’autres sujets, comme ce droit civil ou ce droit pénal déconstruisant le droit coutumier.
Si la Syrie du Nord n’est pas une démocratie à l’image des démocraties occidentales, ce qu’elle ne souhaite d’ailleurs pas être, il ne faut jamais oublier que la situation militaire l’empêche de mettre en place les institutions parlementaires démocratiques dans toute leur lourdeur et de faire fonctionner la démocratie directe dans toute sa lenteur. D’ailleurs lesdites démocraties, en pareille situation, décréteraient l’état de siège ou l’état d’urgence pour suspendre certaines libertés constitutionnelles ou modifier le fonctionnement normal des pouvoirs publics.Phénix kurde
Dans ce contexte de guerre, l’armée intervient-elle dans le jeu politique ?
Dans une démocratie parlementaire, l’armée est soumise au pouvoir civil, dans une démocratie directe aux assemblées communales et fédérales. La Fédération démocratique de la Syrie du Nord est en guerre, l’armée y occupe donc une place importante. La militarisation des milices, le militarisme et la martyrologie sont des questions éthiques développées dans le livre. Pour ce qui est de l’interventionnisme dans la politique, ce n’est pas l’armée comme telle qui pose problème, c’est son commandant en chef, Mazloum Abdî, qui interfère dans les affaires intérieures et extérieures comme s’il était membre de l’exécutif fédéral ou que l’état de siège ait été décrété, ce qui n’est pas le cas. Quelles que soient ses bonnes intentions, ses déclarations et initiatives intempestives constituent une réelle entorse au jeu démocratique et plus encore à la démocratie directe. La chose n’a pas échappée à certains dirigeants historiques de cette révolution. Leurs rappels à l’ordre n’ont toutefois pas été suivis d’effet.
On a oublié de parler du capitalisme. Quel sort lui est-il réservé ?
Dans la théorie du confédéralisme démocratique d’Öcalan comme dans le municipalisme libertaire de Bookchin, le capitalisme est la source de tous les malheurs de la société plus encore que l’État qui n’en est que le servant. Dans le Contrat social, « le droit à la propriété privée est garanti ». La question du capitalisme n’est pas, apparemment, à l’ordre du jour. J’ai essayé de comprendre les raisons de cette survivance. Dans l’immédiat, il s’agit autant de préserver la petite propriété agricole ou artisanale que de résoudre des problèmes d’exploitation industrielle comme, par exemple, l’extraction pétrolière qui nécessite la participation de multinationales étrangères. La suppression du capitalisme n’est cependant pas enterrée. L’idée est qu’il sera progressivement remplacé par l’économie sociale comme l’État le sera par l’auto-administration des communes fédérées.
Et demain ?
L’avenir de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord est des plus incertains. Demain, elle peut être envahie par les Turcs ou par Assad, après une ultime trahison des Russes ou des Américains. Si, par malheur, ce devait être le cas, pas plus que la Commune de Paris, la Commune du Rojava ne mourra dans le cœur des femmes et des hommes épris de liberté et d’égalité. Son œuvre constructive restera et inspirera d’autres communes. Mais je souhaite qu’elle vive pour mener à bien sa mission émancipatrice, pour réaliser son ambition libertaire, nous prouver que la marche suivie vers un autre futur était la bonne. Pour qu’elle ouvre de nouvelles perspectives révolutionnaires.
Pierre Bance, La Fascinante Démocratie du Rojava. Le Contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord, Paris, Éditions Noir et Rouge, 2020, 500 pages, 25 euros.
Pré-commande par courrier aux Éditions Noir et Rouge – 75, avenue de Flandre, 75019 Paris (frais de port gratuit pour une réservation avant parution). Vieux Kurde lisant
La géopolitique du Rojava
Le Rojava est une région peuplée majoritairement de Kurdes, grande comme la Belgique et située au nord de la Syrie. Les territoires à dominante arabe libérés de l’emprise de l’État islamique ont une surface équivalente. Leur association avec le Rojava dans la Fédération démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est couvre un territoire comparable au Benelux, ce qui représente un tiers de la surface totale de la Syrie
La population du Rojava est d’environ 3,5 millions d’habitants. Celle de la Fédération de quelque 5 millions d’habitants, peut-être plus, car les chiffres sont sujet à caution faute de recensement.
La Fédération est bordée au nord par la Turquie, belliqueuse, qui a envahi trois fois le Rojava en 2016, 2018, 2019. Au nord encore et à l’ouest, par des territoires occupés par les Turcs et leurs mercenaires qui ne cessent d’harceler les populations kurdes, assyriennes ou arabes vivant en bordure. À l’ouest et au sud, par le régime de Bachar al-Assad qui rêve de reconquérir tous les territoires de la Fédération. À l’est, par la région autonome du Kurdistan d’Irak, peu coopérative, et l’Irak, aux prises avec ses nombreux problèmes notamment l’activisme de l’État islamique. Qui ne comprend que, dans ces conditions, mettre en place une démocratie, sans même parler de confédéralisme démocratique, n’est pas une tâche facile ?