« Je ne pense pas que le déploiement de batteries d’artillerie, le creusement de tranchées et l’édification de fortifications soient des options judicieuses pour lutter contre le coronavirus », affirmait le 19 avril Duran Kalkan, membre du comité exécutif du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en désignant les nouvelles bases du PDK et de l’UPK à Zini Warte ; « Zini Warte ne possède aucune richesse, mais relève du gouvernement de l’UPK », déclarait quant à lui Hazhar Kanabi, commandant d’un bataillon de Peshmergas de l’UPK le 18 avril ; « le PKK n’est pas une force légitime pour prétendre s’installer [dans ce territoire] et doit partir » ajoutait le Président kurde irakien Nechirvan Barzani, membre du PDK, le 19 avril, au sujet de ce même territoire.
Que se passe-t-il à Zini Warte, petite localité située au cœur des montagnes du Kurdistan irakien, pour ainsi provoquer des frictions entre les principaux mouvements kurdes d’Irak ? La Région autonome du Kurdistan (RAK) concentre en effet plusieurs organisations kurdes, certaines légales, d’autres clandestines ; le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par les Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), dominée par le clan Talabani, exercent sur la RAK un quasi-condominium politique que les autres partis politiques kurdes d’opposition, à l’instar du Gorran, ne parviennent qu’à très peu ébranler. Egalement présent sur le territoire de la RAK se trouve le PKK, qui a fait de l’Irak sa principale base arrière. A ce titre, les forces armées turques mènent à son encontre, sur le sol irakien, de très régulières opérations militaires, notamment aériennes.
Le face-à-face qui se tient actuellement entre le PDK, l’UPK et le PKK à Zine Warte s’inscrit dans le cadre de la lutte que les autorités turques mènent contre le mouvement révolutionnaire kurde et, partant, dans l’accroissement notable des tensions entre mouvements kurdes irakiens, ou basés en Irak, à l’égard duquel la Turquie semble jouer un rôle moteur.
Cet article s’attachera à présenter le contexte des luttes intestines kurdes dans lesquelles s’inscrit les tensions de Zini Warte (I), avant d’en venir aux tenants et aboutissants de cette crise (II et III).
I. Un contexte de luttes intestines interkurdes et d’intrusion turque en territoire kurde irakien
Le face-à-face interkurde actuellement en cours dans les montagnes du Kurdistan prend place à Zini Warte, une localité mineure située dans une passe à la situation hautement stratégique : cette dernière se trouve en effet pratiquement sur la bande frontalière délimitant les territoires tenus par le GRK, au nord, et ceux se trouvant sous l’égide de l’UPK, au sud. Zini Warte se trouve par ailleurs à une quarantaine de kilomètres tout au plus du mont Qandil, un relief montagneux surplombé de pics allant jusqu’à 3 500 mètres d’altitude et où le PKK a établi son quartier-général. Le mont Qandil et ses environs font ainsi l’objet de frappes aériennes turques régulières depuis la reprise des hostilités entre le PKK et la Turquie en 2015, par le biais d’avions de combat et, de plus en plus, de drones armés.
Face à la forte résilience du PKK, qui reste toujours notablement actif malgré les actions que mène régulièrement l’armée turque à son encontre en Turquie et dans le nord de l’Irak, Ankara a initié à la fin de l’année 2017 un déploiement progressif de troupes dans les montagnes du Kurdistan irakien, sous les condamnations impuissantes des autorités irakiennes. Le but de ces bases avancées consiste à perturber les flux d’armes et de combattants du mouvement révolutionnaire kurde et lui bloquer l’accès à de vastes territoires, tout en créant une zone tampon à la frontière, comme la Turquie s’emploie à le faire en Syrie depuis maintenant deux ans et demi.
Fort de ce collier de bases militaires à travers les montagnes du Kurdistan, le gouvernement turc a initié en mai 2019 l’opération « Griffe », visant à entrer en profondeur dans le territoire du Kurdistan irakien et à perturber davantage encore les activités du PKK (destruction de caches d’armes, etc.). Plusieurs opérations « Griffe » suivront (« Griffe 2 », « Griffe 3 » ), chacune pénétrant davantage dans le territoire de la RAK et rapprochant les troupes turques du mont Qandil ; à tel point que les rumeurs d’une offensive imminente contre le QG du PKK seront fréquentes, mais jamais suivies d’action.
Si les autorités fédérales de Bagdad n’ont eu de cesse de condamner les intrusions turques sur leur territoire, l’attitude des Kurdes irakiens s’est montrée plus mitigée à cet égard. Le PDK perçoit en effet le PKK comme un rival à son aspiration d’être le fer de lance des mouvements autonomistes kurdes, tout en s’avérant être une source de nombreux maux aux yeux du clan Barzani (frappes aériennes sur le territoire de la RAK, nombreuses contrebandes, etc.). En revanche, l’UPK, éternel rival du PDK et surtout éternel second du GRK, perçoit le PKK comme une source de nuisance contre le PDK et, partant, comme un allié de circonstance.
Dans ce cadre, le PDK est régulièrement accusé par le PKK d’aider les forces armées turques dans leur lutte contre le mouvement révolutionnaire kurde, en transmettant notamment du renseignement ou des coordonnées permettant aux appareils turcs de mener des frappes aériennes avec succès contre des cibles du PKK. L’UPK est, elle, accusée de complaisance par la Turquie et le PDK à l’égard du PKK, autorisant par exemple des cadres de ce dernier à utiliser l’aéroport international de Souleimaniyeh, « capitale » de l’UPK, pour se rendre en Iran ou en Turquie.
C’est dans ce contexte particulier de luttes intestines kurdes que le face-à-face de Zini Warte prend place.
II. Historique et présentation de la crise
Tout commence par l’envoi, le 16 mars, d’une brigade de Peshmergas – les combattants kurdes irakiens – à Zini Warte, visant, officiellement, à lutter contre le coronavirus en empêchant aux contrebandiers de la région d’aller et venir trop librement. Majoritairement issus des rangs du PDK, les Peshmergas de la brigade comptaient également dans leurs rangs des Peshmergas de l’UPK.
Toutefois, aussitôt les premières installations militaires établies, l’UPK et le PKK ont accusé le PDK de se servir du coronavirus comme d’un paravent visant à dissimuler un tout autre agenda. Pour le PKK, il s’agit d’un pré-positionnement synonyme de prélude à une offensive turque : les forces d’Ankara n’ont en effet jamais été aussi proches du mont Qandil, et les Peshmergas du PDK seraient en excellente position, sur les hauteurs de la passe de Zini Warte, pour fournir du renseignement aux troupes turques tout en bloquant une potentielle intervention de l’UPK. Cette dernière accuse plutôt le PDK de vouloir sécuriser davantage le secteur de Zini Warte à l’avantage du clan Barzani, qui aurait conscience, selon l’état-major de l’UPK, que ce territoire est censé être placé sous le contrôle de l’UPK et non du PDK.
Face au refus du PDK de retirer ses Peshmergas de la zone, l’UPK envoie le 2 avril l’une de ses brigades afin de provoquer le départ des forces du PDK, en vain. Six jours plus tard, le 8 avril, le PKK établit une base à proximité des avant-postes de l’UPK et du PDK dans une démarche de démonstration de force et afin de demander aux deux forces de quitter les lieux. Une semaine plus tard, cette base du PKK fait l’objet d’une frappe aérienne turque qui provoque la mort de trois combattants du mouvement révolutionnaire.
Le 15 avril, l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), une entité affiliée au PKK, déclare dans un communiqué que ni le PDK, ni l’UPK ne sont ici pour lutter contre une potentielle propagation du coronavirus, mais pour « créer une nouvelle menace à la vie humaine » en « accroissant le risque de conflit armé entre mouvements kurdes ». A ce titre, le PKK appelle les combattants des deux partis kurdes irakiens à quitter la zone, qu’il affirme comme étant sous son contrôle et indispensable à sa survie dans le cadre d’une potentielle offensive d’Ankara.
Le PKK accuse par ailleurs la Turquie de vouloir annihiler le PKK et, avec lui, les mouvements luttant pour la liberté des Kurdes au Moyen-Orient. « Afin d’atteindre ce but, le gouvernement turc veut rallier à lui d’autres forces kurdes et les intégrer dans sa machination », selon le communiqué du KCK. Le dimanche 19 avril, Duran Kalkan affirme que la présence du PDK à Zini Warte est « inacceptable » et accuse le parti du clan Barzani de complicité avec la Turquie afin d’en finir avec le PKK. Une source au sein des services de renseignement de l’UPK aurait, de fait, indiqué au journal Middle East Eye qu’une offensive turque sur le mont Qandil était imminente.
Le PDK, par le Président de la RAK Nechirvan Barzani, a répliqué à cela que les accusations du PKK étaient sans fondement et qu’il devait chercher une résolution pacifique coûte-que-coûte avec la Turquie, sans quoi le GRK ne serait « pas en mesure de les protéger ». Le PDK s’est en revanche gardé de critiquer la présence de l’UPK qui, elle, affirme que le secteur de Zini Warte lui appartient et que les Peshmergas du PDK ont pris position dans la région pour lui soustraire ce territoire. Une montée des tensions incontrôlée entre partis kurdes irakiens pourrait en effet s’avérer lourdes de conséquences pour le Kurdistan irakien.
III. Un affrontement aux enjeux politiques très sensibles
Le face-à-face entre l’UPK et le PDK, avec le PKK comme belligérant complémentaire, fait craindre aux dirigeants kurdes irakiens un retour à la situation des années 1990-2000, où le Kurdistan irakien ne disposait pas d’un gouvernement uni mais de deux entités politiques bien distinctes incarnées par le PDK à Erbil et Dohuk, et l’UPK à Souleimaniyeh. Cette situation a notamment résulté de la guerre civile ayant opposé les deux partis kurdes dans les années 1990 et au cours de laquelle près de 5 000 Kurdes sont morts. Le Président Nechirvan Barzani a averti qu’en cas de nouveau divorce politique, « il n’y aurait pas deux administrations, mais zéro administration », signifiant par-là la vacuité politique que représenterait une telle cohabitation.
Les populations locales se montrent également inquiètes : plusieurs manifestations se sont tenues à Zini Warte au cours des mois de mars et d’avril, demandant aux forces des deux partis de quitter les lieux. Un édile local, Mohammed Haji, a ainsi déclaré au commandant des Peshmegras du PDK que « Nous, les habitants de la région, venons vous demander de quitter les lieux -PDK comme UPK. […] Un grand nombre des nôtres sont déjà morts à cause de guerres civiles ».
Le fondateur et leader spirituel du PKK, Abdullah Öcalan, a également appelé les Kurdes « à s’unir et non à se nuire » lors d’un entretien téléphonique avec son frère Mehmet Öcalan le 28 avril. « Les Kurdes n’ont pas besoin de guerre, ils ont besoin d’unité », aurait-il déclaré.
Cet affrontement témoigne par ailleurs du rôle majeur de la Turquie dans la cristallisation des tensions entre mouvements kurdes en Irak aujourd’hui : le PDK est, historiquement, plus proche de la Turquie que l’UPK, davantage proche de l’Iran. La lutte de la Turquie contre le PKK a ainsi accru ce clivage, contraignant certains Kurdes à accepter des compromis – l’installation de bases turques sur leur territoire, par exemple, s’attirant les condamnations d’autres de leurs congénères.
L’issue de ce face-à-face à Zini Warte va s’avérer crucial pour le futur des Kurdes en Irak. Si l’UPK et le PDK parviennent à surmonter leurs différends, ils pourront maintenir le gouvernement régional qui, bon an mal an, parvient à donner aux Kurdes un cadre politique uni et coordonné. Si les tensions continuent de s’accroître, les divisions politiques le feront aussi mécaniquement, entraînant avec elles le risque d’une scission politique entre mouvements kurdes irakiens et une nouvelle fragmentation politique d’un peuple kurde qui se caractérise, déjà, par une scène politique pour le moins plurielle.