1. La posture des Kurdes vis-à-vis du soulèvement en Syrie et montée en puissance du PYD
Lorsque les mouvements de protestation à l’encontre du gouvernement syrien ont débuté le 15 mars 2011, la population kurde et ses leaders politiques se sont montrés divisés sur la conduite à tenir vis-à-vis de Bachar al-Assad. Certains, notamment au sein de la jeunesse kurde, estimaient qu’il était opportun de rejoindre les autres mouvements protestataires dans la mesure où, à leurs yeux, cette vague de contestation constituait l’opportunité d’exiger un système politique appliquant une égalité des droits pour les minorités kurdes habitant en Syrie.
Les responsables kurdes étaient cependant plus réticents à appeler à la destitution d’Assad. Les partis politiques kurdes traditionnels craignaient en effet que le régime ne s’en prenne aux Kurdes si ces derniers rejoignaient l’opposition. Le souvenir des émeutes de 2004 évoquées précédemment et des représailles des forces de sécurité syriennes était encore très présent dans les mémoires.
Les leaders des partis politiques traditionnels kurdes, à l’instar du Parti démocratique progressiste en Syrie (PDPKS) ou encore de l’Union politique démocratique kurde (YSDK) firent donc le choix de la prudence et préconisèrent de rester en marge des mouvements de contestation. En parallèle, soucieux de ne pas ouvrir un nouveau front et tablant sur les rivalités entre Arabes et Kurdes pour s’entre-affaiblir, le régime de Bachar al-Assad fit le choix de ne pas s’en prendre aux Kurdes. Sans véritablement s’accorder, les Kurdes et le régime de Damas ont ainsi pris la décision de s’ignorer au début du conflit en Syrie, chacun ayant d’autres adversaires plus urgents à traiter (Armée syrienne libre pour Damas et, rapidement, dès 2013/2014, groupes djihadistes pour les Kurdes).
La posture politique du PYD au début du conflit est, quant à elle, différente. En 2012, à la suite de l’accord tacite de non-agression entre les Kurdes et le régime, ce dernier décide de retirer la quasi-totalité de ses forces présentes en territoire kurde afin de les redéployer sur des fronts davantage méridionaux (Idlib, Damas et Dera’a notamment) face aux rebelles en particulier. Le PYD comble alors aussitôt le vide sécuritaire laissé par le départ des forces gouvernementales en prenant le contrôle des régions délaissées par le régime, tant pour y asseoir son influence que pour les protéger de l’Etat islamique, qui faisait alors son apparition dans le nord syrien. A partir de ce moment, les forces kurdes ne seront engagées, quasi-exclusivement, qu’à l’encontre des djihadistes, et extrêmement peu contre les autres rebelles syriens (1) ou les forces du régime (2).
Une fois leur contrôlé établi dans les zones nouvellement délaissées par le régime syrien, les cadres et militants du PYD se sont employés à y instaurer une nouvelle administration, n’hésitant pas en certains cas à destituer des fonctionnaires du régime et à les remplacer par des membres du parti kurde. Les drapeaux syriens ont été, quant à eux, progressivement retirés et remplacés par des étendards kurdes. Développant toujours plus l’administration établie dans les territoires sous leur contrôle, les Kurdes finissent par créer le 6 septembre 2018 l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES) (3). L’entité politique faisant office de gouvernement est alors incarné par le « Conseil démocratique syrien » (CDS), dont les « Forces démocratiques syriennes » (FDS) constituent le bras armé. Bien qu’il soit, dans les faits, dirigé par des cadres du PYD ou PDK, le CDS se targue toutefois d’un certain pluralisme politique en raison de la présence d’autres partis politiques kurdes en son sein
Dans la mesure où les FDS ne représentaient pas de menaces directes à l’encontre du régime de Bachar al-Assad et qu’elles se sont imposées, de façon croissante, comme le fer de lance de la lutte contre l’Etat islamique, certains (4) ont pu affirmer que les Kurdes avaient signé un accord de non-agression et de coopération avec Damas. De fait, il est désormais connu que le PYD et les forces loyalistes procédaient à de régulières transactions, en matière agricole notamment, et que Damas continuait à verser les salaires des fonctionnaires en poste dans les territoires kurdes. Ces derniers, d’ailleurs, accueillent plusieurs enclaves du régime, à Qamishli et dans la province de Hassaké notamment (5).
2. L’ENKS, meilleur ennemi du PYD
Le PYD, malgré sa quasi-omnipotence, n’est toutefois pas le seul parti politique kurde syrien actif dans le nord de la Syrie : une pléiade d’autres coexistent, à l’instar du Parti kurde de la liberté en Syrie de Mustafa Hidir Oso, le Parti démocratique kurde syrien de Cemal Sheikh Bakî – qui ne doit pas être confondu avec le Parti démocratique du Kurdistan syrien de Si’ud Mala-, le Parti patriotique démocratique kurde en Syrie de Tahir Sifuk, ou encore le Mouvement réformiste kurde de Feysel Yusuf. Ces partis, afin d’unir leurs forces face au puissant PYD, se sont unis le 26 octobre 2011 au sein du Conseil national kurde (ENKS).
La mise sur pied de cette organisation faîtière a été fortement encouragée par le clan kurde irakien des Barzani, qui exerce, de fait, une influence incontestable sur l’ENKS. La plupart des cadres de ce mouvement sont en effet issus des rangs du Parti démocratique du Kurdistan – Syrie (PDK-S), filiale syrienne du PDK irakien créée en 1957.
Bien que l’ENKS ait eu pour ambition et principe fondateur de parler d’une seule et même voix au nom des partis kurdes syriens n’ayant pas souhaité se joindre au PYD, l’unité de cette organisation faîtière a toutefois été régulièrement remise en question par le grand nombre de partis la constituant et les différentes dissensions internes l’ayant, en conséquence, parcourue. Bien que ces factions kurdes aient accepté d’unir leurs forces face au PYD, elles restent en effet dirigées par différents responsables politiques, obéissent à différentes idéologies et sont soutenues par différentes bases militantes.
Aujourd’hui, parmi cet essaim de mouvements politiques kurdes aux lignes de conduites variées, deux partis se distinguent par leur forte influence au sein de l’ENKS – ils s’avèrent tous deux, d’ailleurs, directement liés aux partis kurdes irakiens. Il s’agit du PDK-S précédemment mentionné, dirigé par Abdulhakim Bashar, fidèle s’il en est du PDK des Barzani, et du Parti démocratique kurde progressiste de Syrie (PDPKS), souvent appelé, plus simplement, « le Parti du progrès ». Ce dernier est actuellement mené par Abdulhamid Darwish et apparaît comme le pendant syrien du Parti de l’Union démocratique (UPK) du clan Talabani.
L’éternelle rivalité entre le PDK et l’UPK, qui remonte à la création de la Région autonome du Kurdistan (RAK) le 19 mai 1992 (6), est à l’origine d’une longue série de créations de partis politiques dans les pays voisins, et notamment en Syrie, dans un souci de compétition politique qui perdure aujourd’hui encore au sein de l’ENKS, seul mouvement politique capable de s’opposer au rival commun du PDK et de l’UPK : le PYD et, à travers lui, le PKK.
Conscients de la faiblesse de cette désunion politique, l’ENKS et le PYD ont tenté à plusieurs reprises de surmonter leurs différends. L’une de ses plus importantes tentatives sera celle, le 15 octobre 2012, qu’incarnera la signature de « l’accord d’Erbil » : les deux mouvements kurdes syriens s’accordent pour co-administrer le Rojava et mener des opérations militaires conjointes afin d’assurer la sauvegarde des territoires kurdes syriens. Comme le titrera le magazine « Al Monitor » à la suite de la signature de l’accord, « l’ENKS et le PYD s’entendent pour ne pas s’entendre » (7). Cet accord, qui créait pourtant une entité de coordination, le « Comité suprême kurde » (DBK), ne parviendra pas à résoudre les différends opposant les deux grands courants politiques kurdes, et encore moins à réduire l’omnipotence du PYD (8).
Faute de réelle entente et de véritable coopération, le DBK est abandonné en novembre 2013 ; les accords de Dohuk, en 2014, essayeront en vain de sauver les accords d’Erbil. Les dissensions vont ainsi toujours croissantes entre le PYD et l’ENKS, qui accuse en effet le premier de se comporter en autocrate dans les territoires kurdes et de bâillonner toutes les voix dissonantes ou alternatives : des bureaux régionaux de l’ENKS auraient été fermés arbitrairement par le PDKS, tandis que d’autres auraient fait l’objet de dommages physiques (jets incendiaires notamment) (9). Le PDK de Barzani ira, lui aussi, accuser le PYD de monter une dictature au Rojava, appuyant son argumentaire par le refus, émis par l’avatar du PKK, que le PDK-S puisse déployer au sein du Rojava des Peshmergas (10) formés et équipés en Irak par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) (11).
L’offensive turque « Source de Paix » initiée le 9 octobre 2019 dans une bande territoriale s’étendant de Ras al-Ayn à Tall Abyad, dans le nord syrien, vient toutefois bouleverser les relations entre le PYD et l’ENKS. Les deux mouvements politiques sont en effet la cible indifférenciée de l’offensive turque et de ses mercenaires syriens rassemblés sous la bannière de « l’Armée nationale syrienne » et constatent, face à l’actualité, qu’une véritable union entre l’ENKS et le PYD est nécessaire pour sauvegarder les populations kurdes en Syrie.
Des pourparlers sont lancés en ce sens à partir de novembre 2019 et se poursuivent encore aujourd’hui. Les deux protagonistes soulignent, pour autant, la qualité des échanges et la sincérité qui semble, cette fois, les présider ; le PYD et l’ENKS sont en effet pressés par le temps, mais surtout par la Russie. Par la voix de son vice-ministre des Affaires étrangères Mikhail Bogdanov, Moscou a en effet annoncé que « vous [les Kurdes] devez trouver un accord et clarifier vos demandes. Ensuite, et seulement ensuite, nous pourrons vous aider à sauvegarder vos droits dans la future Syrie » (12). La Russie, qui s’est imposée comme seule puissance capable de faire respecter un cessez-le-feu entre les Kurdes et les Turcs, semble avoir gagné l’oreille du PYD et de l’ENKS.
L’avenir dira si une unité des Kurdes syriens se produira. En tous cas, le PYD a autorisé la réouverture des bureaux politiques de l’ENKS à travers le Rojava et libéré plusieurs cadres du mouvement qu’il accusait de collusion avec « l’ennemi » (sic) (13). Savoir si l’union des partis politiques kurdes syriens suffira à contrer diplomatiquement la Turquie est une toute autre question. Dans un cas comme dans l’autre, les partis politiques kurdes syriens n’ont, de toute leur histoire, jamais paru aussi actifs.
Notes :
(1) Les forces kurdes n’auront affronté les rebelles syriens qu’en de très rares occasions, essentiellement dans les premiers mois du conflit. L’un des affrontements les plus notables est celui de la bataille de Ras al-Ayn, du 8 novembre 2012 au 19 février 2013, au cours de laquelle les forces kurdes prendront la ville aux rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) et de quelques éléments du front al-Nosra.
(2) Des escarmouches ont opposé sporadiquement les forces kurdes à l’armée loyaliste, notamment dans les enclaves du régime à Qamishli, du 20 au 22 avril 2016. Ces affrontements ont toutefois toujours été déplorés par le haut commandement kurde et les autorités syriennes et n’ont jamais été le fruit d’une quelconque stratégie syrienne ou kurde.
(3) Les différentes entités de gouvernement des régions sous le contrôle des forces kurdes s’appelleront, au fil des années et des gains territoriaux, « l’Administration intérimaire de transition » en 2013, « l’Administration démocratique autonome » en 2014, « Fédération démocratique du Rojava – Nord de la Syrie » en mars 2016 et, enfin, « Fédération démocratique du nord-est syrien » en décembre 2016.
(4) Cf. par exemple https://www.atlanticcouncil.org/blogs/menasource/the-kurds-and-the-future-of-assad/
(5) Dans la province de Hassaké, le régime contrôle une partie du quartier de Al-Matar al-Janoubi, dans le quartier de la ville de Hassaké, ainsi que la base militaire de Kawkab. Plus au nord, à Qamishli, le gouvernement contrôle un corridor reliant le poste-frontière de Nusaybin à l’aéroport de Qamishli.
(6) Les deux grands partis kurdes irakiens ne s’étaient en effet pas contentés de s’affronter politiquement, mais aussi militairement : de mai 1994 à septembre 1998, une guerre civile ébranlera le Kurdistan irakien et s’achèvera sur une forme de statu quo qui prévaut, aujourd’hui encore, dans la région.
(7) https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2013/12/syria-kurds-geneva-opposition-delegation-peace.html
(8) https://www.kurdistan24.net/en/news/bda8de88-2da5-4548-8c48-3cd9895fdee3
(9) https://english.enabbaladi.net/archives/2020/01/faltering-initiative-for-kurdish-kurdish-reunification-in-syria/
(10) Le terme de Peshmergas est traditionnellement employé pour désigner des combattants kurdes irakiens et iraniens, quel que soit leur mouvement d’appartenance (PDK, UPK, PDKI…). Ce terme, très peu employé en Syrie, témoigne de l’influence majeure du GRK.
(11) Cf. notamment https://www.kurdistan24.net/en/interview/c7c3160a-2b4c-4aa3-ba35-63f09c511ba3/syrian-kurdish-political-rifts-escalate-between-pyd–enks
(12) https://www.rudaw.net/english/middleeast/syria/16122019
(13) https://www.rudaw.net/english/middleeast/syria/201220191