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Photo: Loez / Ballast

BALLAST: Entre l’Iran et l’Irak : les kolbars ne plient pas


Décembre 2019. Tandis que le pouvoir théocratique iranien continue de réprimer, des plus violemment, la mobilisation initiée le mois dernier contre la vie chère et le régime tout entier, un adolescent vient d’être retrouvé mort, enseveli sous la neige. Farhad, 14 ans, kolbar. Kolbar ? C’est le nom donné à celles et ceux qui franchissent illégalement les frontières régionales afin de transporter des marchandises pour survivre. L’essentiel d’entre les kolbars vivent au Rojhelat, le Kurdistan iranien. Si la plupart sont des hommes, on compte quelques femmes, sans autres sources de revenus. Une activité dangereuse et tout sauf marginale : s’y livre jusqu’à une centaine de milliers de personnes. Un reportage réalisé cette année à la faveur de deux séjours. 


Les 8 à 10 millions de Kurdes qui peuplent le Rojhelat ont la vie difficile. En plus de réprimer brutalement toute contestation politique et toute revendication liée à l’identité kurde, le régime iranien bride délibérément le développement économique de la région, en la privant, par exemple, d’industries. Le chômage y est endémique : s’il est très difficile d’avoir accès à des données chiffrées, les activistes interrogés avancent un taux situé entre 50 et 60 %. Des chiffres qui font sens au regard d’autres données, officielles cette fois : les habitants du Rojhelat, qui représentent entre 10 et 13 % de la population iranienne, ne contribuent qu’à environ 5 % du PIB.

 En plus de réprimer brutalement toute revendication liée à l’identité kurde, le régime iranien bride délibérément le développement économique de la région. 

La frontière montagneuse qui sépare le Kurdistan entre l’Irak et l’Iran donne lieu à différents types de circulations, qu’elles soient familiales, politiques ou économiques. Les échanges transfrontaliers de marchandises constituent la seule alternative économique pour une grande partie de la population du Rojhelat. Cette activité porte le nom de l’effort : les kolbars — kol, le dos, et bar, la marchandise — traversent les montagnes et cheminent à leurs risques et périls entre les frontières iraniennes et irakiennes, charriant à dos d’homme ou de mule toutes sortes de biens. Des couches pour bébé aux appareils électroménagers en passant par le thé, les vêtements, couvertures, pneus de voiture… Mais également des produits interdits en Iran : antennes paraboliques, alcool, cigarettes. En sens inverse, l’essence, fort bon marché en Iran (jusqu’à la crise de novembre 2019), est amenée en Irak pour être vendue en contrebande.

Une marge kurde maintenue dans la précarité

Le sous-développement économique des régions kurdes d’Iran a occasionné un fort exode rural, lequel vidé les villages de leurs jeunes, partis travailler dans les régions industrialisées, souvent perses. « Le nombre de Kurdes qui travaillent comme ouvriers dans les autres régions du pays est beaucoup plus élevé que le nombre de Kurdes kolbars. Les gens qui travaillent comme kolbar ne pouvaient pas trouver d’emploi dans les autres régions du pays ou ne pouvaient pas émigrer à cause de la situation de leurs familles », nous explique Cemîl, un militant écologiste du nord du pays. Comme une grande partie des hommes de la région, lui et son père ont exercé cette activité. « Quand je pense aux kolbars, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est le chagrin. La colère envers la situation économique et politique actuelle du pays qui nous oblige à faire ce travail. Les kolbars sont apparus après la Révolution iranienne de 1979. Les boissons alcooliques étant depuis interdites en Iran, ces produits entraient dans le pays grâce à eux. C’était un commerce très rentable. »

(Loez)

La géographie de la frontière, qui serpente entre les hauts monts de la chaîne du Zagros, la rend d’autant plus complexe à surveiller — facilitant par là même le développement de la contrebande. La fin de la guerre du Golfe et la création d’une région autonome kurde en Irak à partir de 1991 ont marqué le début d’une intensification des échanges de marchandises. « Dans le pays, poursuit Cemîl, la demande en marchandises étrangères était importante parce que les denrées iraniennes n’étaient pas de bonne qualité. Ce marché a commencé à exister à partir de 1991 mais il s’est beaucoup développé dans les années 1996–1997. À cette époque, c’était facile. Quand le gouvernement s’est vu confronté à l’activité des kolbars — le kolbari —, il a décidé de la restreindre à des endroits précis et de l’encadrer. Il a donné entre 17 000 et 20 000 cartes électroniques de kolbari aux habitants des villages frontaliers qui y résidaient depuis au moins trois ans. Pour ce kolbari soi-disant officiel, le travail n’était pas constant, et ce n’était pas suffisant. Maintenant, le nombre de chômeurs est assez important. C’est pourquoi même si le kolbari ne rapporte pas assez, beaucoup de gens le font. »

 Soudain, on entend crachoter une radio. Un garde-frontière surgit sur la crête rocheuse, casque et tenue couleur sable, arme à la main. Trop tard. 

Hasan a une trentaine d’années, une barbe fournie et les épaules larges. Passionné de cinéma, il travaille aujourd’hui dans un café culturel d’une grande ville kurde. Il a été kolbar. Situation économique oblige, mais aussi par curiosité. Il nous raconte : « J’ai commencé parce que j’avais des dettes. La pression financière était difficile. Des gens me disaient : Chaque nuit tu vas gagner 500 000 toumans, tu n’es pas plus faible que d’autres. Je n’étais jamais monté sur un âne. Et puis j’ai décidé d’y aller. » Sous son épaisse moustache, le visage de Farouk, 34 ans, est vieilli avant l’heure. S’enfonçant dans la neige sur un sentier verglacé à flanc de montagne, sous un ciel chargé de nuages gris menaçants, il vient avec ses mules chercher des marchandises à Tawela, en Irak. Leurs naseaux fument dans l’air froid. « Nous n’avons pas d’autre boulot, ce n’est pas par choix, on est forcés. Je fais vivre cinq personnes avec mon travail. Si j’étais libre de choisir, j’aimerais avoir par exemple un magasin pour pouvoir rester proche de ma famille. Mais quand il n’y a pas de choix, tu es contraint, n’est-ce-pas ? »

Une activité structurée

Dans la région de Hewraman — côté iranien —, connue pour ses villages en terrasse qui s’étalent sur les flancs des hautes montagnes, les points de passage des kolbars sont autant de secrets de polichinelle. Si, le week-end, la maison de thé du mont Tahta accueille des dizaines de familles venues passer un moment à la montagne, en semaine, seuls quelques voyageurs occasionnels s’y arrêtent pour manger un kebab en admirant la vue. La chaleur cogne sur la roche nue couleur de terre. Suspendus à leurs téléphones, des hommes en tenue kurde tournent autour de la maison, enchaînant les verres de thé. L’un d’eux s’énerve. En tendant l’oreille, on comprend qu’il s’agit d’une histoire de marchandises bloquées côté irakien. En face, un sentier se faufile à travers la montagne. Une voiture s’arrête en pilant. Des hommes en sortent, à larges pantalons traditionnels et ceintures en toile nouées autour de la taille, baskets aux pied, de petits sacs en tissu ou en plastique sur le dos. Ils se précipitent sur le chemin au pas de course puis le dévalent, direction l’Irak. Soudain, on entend crachoter une radio. Un garde-frontière surgit sur la crête rocheuse, casque et tenue couleur sable, arme à la main. Trop tard. Les kolbars sont déjà loin. Ils ne reviendront qu’une fois la nuit tombée, chargés de marchandises.

(Loez)

L’activité est soigneusement organisée et hiérarchisée. Baran, qui connaît bien la région, a commencé comme kolbar afin d’aider un ami, par hasard en somme, avant de gravir les échelons. « Il y a différents niveaux. On a des kolbars, des conducteurs de mules [ou « olardars », nda], des gardiens, des chauffeurs. Tous ces postes sont dangereux, ils jouent avec la mort. Et puis il y a aussi des entrepôts. Je suis passé par tous les postes. Maintenant, je m’occupe d’organiser le transfert des marchandises. Elles sont amenées de l’autre côté jusqu’à la frontière et d’ici on envoie des kolbars ou des mules. » Le travail de kolbar permet tout juste de survivre, nous assure quant à lui Hasan : « Le kolbar, c’est la personne qui gagne le moins d’argent alors qu’il a plus de difficultés, de fatigue, de danger. Pour gagner juste de quoi se nourrir, il faut y aller tous les jours. En réalité, kolbari, ce n’est pas gagner de l’argent. Aujourd’hui, 90 % de notre population est devenue kolbar. Le kolbar gagne 200 000 toumans [à peine plus de 4 euros, nda] à chaque voyage. Sur cet argent, 100 000 toumans sont dépensés en chemin, notamment pour acheter à manger ; 30 000 toumans sont dépensés pour arriver sur le lieu de travail en voiture. »

Parfois, la pluie et la neige empêchent la montée. Certains font jusqu’à cinq fois l’aller-retour par jour ; d’autre trois, ou moins. 

Côté irakien, à Tawela, Sarmand organise le chargement des mules à destination de l’Iran non loin d’un petit entrepôt — un cube de béton fermé par un rideau de fer. Si les conditions météorologiques le permettent, il affirme voir passer plus de 2 000 personnes chaque jour. Parfois, la pluie et la neige empêchent la montée. Certains font jusqu’à cinq allers-retours par jour. Hasan, lui, se souvient : « Si tu regardes de Tahta, ils sont comme de petits insectes. Il y a parfois plus de 1 000 personnes sur le chemin, de tous les âges. Avec nous, il y avait un père avec ses deux garçons : il était lui-même kolbar et ses fils olardars. L’année dernière, la frontière était plus ou moins ouverte, on pouvait voir jusqu’à 150 animaux en file. Il fallait avancer vite. » Baran assure que tout le monde connaît l’existence des kolbars. Et que tout le monde, à dire vrai, est kolbar à un moment ou un autre. « Ce matin, j’avais un kolbar de 67 ans. Sa barbe était blanche. Il a fait deux voyages et voulait 400 000 toumans au lieu de 200 000. Parce qu’il n’y a pas de travail, qu’il a des enfants et besoin d’argent pour se nourrir. »

Jiyan approche de la soixantaine. Elle habite avec ses filles dans un quartier d’une ville kurde du Rojhelat. Aux murs, les graffitis font état de l’opposition au régime. Elle a commencé à faire kolbar au milieu des années 1990 après avoir perdu son mari, un militant du PDKI tué par les forces de sécurité. Elle est inquiète à l’idée de témoigner — par peur des représailles. « J’ai travaillé pendant six ans, confie-t-elle après un long moment d’hésitation. Parfois j’emmenais mes enfants avec moi pour que les agents aient pitié d’eux et nous permettent de passer. Nous étions entre 10 et 15 femmes. Elles aussi emmenaient leurs enfants avec elles. J’y allais trois fois par jour. J’étais vraiment obligée de faire le kolbari. J’ai beaucoup souffert. » Jiyan se remémore un soir, en particulier, lequel la vit chuter tandis qu’elle transportait sur son dos une imposante télévision. Si d’autres kolbars ne l’avaient pas relevée, elle aurait étouffé. « Au début, je prenais mes fils avec moi et je leur donnais à chacun cinq kilos de thé sec. Ils avaient 11–12 ans. Que dois-je dire ? Tous mes souvenirs sont empreints de chagrins et de misère. Je l’ai fait pour que mes enfants puissent vivre et qu’ils ne tendent pas la main devant les autres. »

(Loez)

Des profits capitalistes

Du fait du renforcement des sanctions des États-Unis par les faucons de l’administration Trump, ni le gouvernement iranien, ni les commerçants (parfois kurdes) qui s’enrichissent sur le dos des kolbars n’ont intérêt à voir disparaître cette activité. Elle constitue un élément-clé des importations à destination de la société de consommation, comme nous l’explique Cemîl : « Les taxes douanières que le gouvernement iranien impose sont très élevées. C’est plus économique pour les hommes d’affaires comme pour les acheteurs que les marchandises soient directement importées par les kolbars. Un paquet de couches de la marque Prima coûtait il y a trois ans 19 000 tomans. Quand les sanctions ont été rétablies et que les frontières ont été fermées, le prix a grimpé jusqu’à 60 000 tomans, voire 150 000 avec l’augmentation du taux du dollar. La qualité des produits pose également question : par exemple, la plupart des couches fabriquées en Iran ne sont pas de bonne qualité. Certains bébés y sont allergiques, c’est pourquoi on ne les achète pas beaucoup. »

C’est l’un des points centraux de l’activité des kolbars. On y vient de tout l’Iran pour acheter dans son bazar, moderne, les marchandises qu’ils y ont rapportées. 

« C’est une chaîne », déclare pour sa part Baran. « Le businessman vient de Téhéran, Chiraz ou Isfahan : il achète sur Internet ses marchandises en grande quantité à Oman, en Chine, à Dubaï, n’importe où. Il les fait apporter à la frontière et on s’en occupe ; on les rapporte jusqu’à Mariwan et, de là, ils les distribuent dans les grandes villes. Les capitalistes, les riches, ce sont eux qui en tirent avantage et font des profits. Et tous les kolbars travaillent pour ce système. » Un système qui écrase le kolbar, allant jusqu’à le rendre financièrement responsable des marchandises transportées, ainsi que nous le raconte Jiyan : « Il fallait qu’on donne autant d’argent que la valeur des marchandises qu’on portait. Si le gouvernement nous arrêtait et qu’il prenait nos charges, on perdait tout et le propriétaire des produits gardait notre argent pour lui. »

À deux heures de route au nord de Hewraman, la ville de Baneh, ses immeubles de béton et ses bâtiments récents. C’est l’un des points centraux de l’activité des kolbars. On y vient de tout l’Iran pour acheter dans son bazar, moderne, les marchandises qu’ils y ont rapportées. Elles s’étalent dans les vitrines et sur les trottoirs. La ville est riche : la présence des hommes d’affaires qui organisent le commerce est manifeste. On les voit circuler à bord d’imposants 4×4 flambant neufs, lesquels contrastent avec les vieilles Peugeot ou Saipan du reste de la population. Zanyar est l’un d’entre d’eux. Après des études d’anglais, il a vécu plusieurs années en Chine afin de se créer un « réseau de contacts ». Aujourd’hui revenu au Rojhelat, il a monté une société d’importation de produits en provenance de Chine. Sans état d’âme, il nous confie attendre d’accumuler assez d’argent pour pouvoir quitter l’Iran. Il estime ses revenus mensuels entre 3 000 et 4 000 dollars — une fortune, quand le salaire de la plupart des habitants est inférieur à 200 dollars. Il commande ses marchandises en Chine grâce à ses contacts locaux, les fait acheminer par bateau jusqu’aux ports du sud de l’Irak, puis par camion jusqu’à la région kurde autonome. Il embauche ensuite des kolbars pour faire entrer sa cargaison en Iran. Sans vergogne, il assume verser des pots-de-vin à des officiers et à certains fonctionnaires pour garantir le passage de ses produits. Les montages financiers parfois complexes qui se jouent également avec l’Irak (d’où proviennent les dollars nécessaires aux transactions) permettent d’échapper aux sanctions américaines.

(Loez)

Un état d’exception

Les périls liés au trajet sont nombreux. À commencer par les marches longues et pénibles dans le froid glacial l’hiver, dans la boue au printemps et en automne, sous un soleil de plomb en été. Apo a une cinquantaine d’années, il habite un village près de Baneh. Svelte dans son costume traditionnel, le regard vif derrière ses lunettes rondes, il raconte : « Autrefois, il y avait encore plus de kolbars. À certains endroits, la route est très étroite, raide et dangereuse. On ne peut pas y passer à plus d’une personne. Parfois les kolbars tombaient les uns après les autres, se cassaient la tête, la jambe ou la main. Certains sont maintenant handicapés. Pendant les pluies de printemps, l’eau de la rivière arrivait souvent jusqu’à la taille. Les kolbars traversaient l’eau avec parfois une charge de 100 kilos sur les épaules. »

 Des tours de guet se dressent sur les crêtes des montagnes à intervalles réguliers ; des routes tracées au cordeau permettent l’intervention rapide des gardes-frontière. 

Mais les risques ne sont pas seulement liés aux éléments naturels : la frontière et les territoires qu’elle englobe sont fortement militarisés. Côté iranien, des tours de guet se dressent sur les crêtes des montagnes à intervalles réguliers ; des routes tracées au cordeau permettent l’intervention rapide des gardes-frontière. Hasan s’exclame : « Le régime de la République islamique a privé la montagne de ses arbres. Ils ont construit des tours qui leur permettent de voir jusqu’aux insectes. » Plusieurs kilomètres en amont, des checkpoints fortifiés aux allures médiévales contrôlent les routes qui y mènent. Les gardes-frontière inspectent les voitures à la recherche de marchandises ou d’activistes politiques. Mais c’est un jeu de dupes : les puissants pick-ups transportant le chargement des kolbars passent par des chemins de terre à travers la montagne, contournant les contrôles. Une fois la route principale rejointe, les chauffeurs foncent à tombeau ouvert vers les grandes villes puis déchargent leurs cargaisons dans le quartier du bazar.

Le mouvement des kolbars n’a bien sûr pas la même signification selon que l’on se place de leur point de vue ou de celui de l’État iranien. De ce dernier, et au regard du droit international, le franchissement de la frontière est considéré comme une migration internationale — dès lors soumis à une régulation comme à des lois. S’ils la traversent illégalement, les kolbars s’exposent à des poursuites. Une loi iranienne prévoit même des sanctions en fonction de la valeur des marchandises transportées : des peines allant de quelques mois jusqu’à cinq ans de prison. En réalité, celles-ci sont rarement appliquées. Chaque semaine, ou presque, des kolbars tombent sous les balles des gardes-frontière. Ainsi, de mars à septembre 2019, des activistes de la plateforme Kolbarnews ont recensé sur l’ensemble de la frontière du Rojhelat 37 kolbars tués : 29 par balles, 2 suite à des chutes, 4 d’hypothermie et 2 dans un accident de voiture. Parmi les 82 blessés, 76 l’ont été par balles, 2 à cause de mines.

(Loez)

Le porte-parole du gouvernement iranien, Saeed Montazer Elmahdi, déclarait en 2016 que les informations faisant état de violences à l’encontre de travailleurs kurdes kolbars n’étaient « que des mensonges ». Il a « condamné » les médias étrangers et déclaré que les kolbars « ont essayé d’affaiblir les frontières iraniennes, de promouvoir l’économie illégale et de mettre en danger la sécurité iranienne en introduisant des armes et des drogues sur le territoire iranien ». La tentative gouvernementale de régulation via les permis a surtout rendu possible la définition d’un seuil au-delà duquel les kolbars sont considérés comme hors-la-loi, justifiant la répression brutale dont ils sont l’objet. Cemîl explique : « Le gouvernement a donné 17 000 cartes de travail mais le nombre de kolbars peut aller jusqu’à plus de 100 000. Ceux qui transportent les marchandises sans autorisation sont des délinquants qu’on peut tuer. Quand le gouvernement dit qu’il ne tue pas les kolbars, il veut dire qu’il ne tue pas les kolbars officiels. » Aucun militaire n’est jamais inquiété pour ces meurtres, comme nous le rappelle Apo : « Il y a un mois, il y a eu une petite dispute entre un propriétaire de charges et un sergent. Le sergent lui a tiré dans la tête et l’a tué. Dans ces cas-là on n’arrête pas les soldats, on les transfère seulement d’une région à l’autre. »

 Cela permet à l’État de combattre la résistance kurde, civile ou militaire, jusque dans les esprits. Puis d’en faire un exemple pour le reste du pays. 

Quand ils ne se font pas tirer dessus, les kolbars subissent coups et humiliations. Apo en témoigne : « Les soldats et les sergents les battent avec des bâtons, ils leur donnent des coups de pieds, des coups de poing. » La fille de Jiyan accompagnait sa mère lorsqu’elle était enfant ; elle n’oubliera jamais le moment où un militaire a pointé son arme sur elles et menacé de faire feu. « Parfois les soldats tiraient vers nous, reprend Jiyan. On sentait dans nos yeux la poussière des coups de feu. » En outre, les gardes-frontière massacrent régulièrement, par dizaines, les animaux qui transportent les marchandises, privant ainsi leurs propriétaires d’un précieux appui. Les mines sont également un danger permanent, invisible et mouvant car les glissements de terrain saisonniers changent leur position. « Il y a des mines partout. Des kolbars ont perdu leur jambe, leur main, leur bras. Sur toute la longueur du trajet il n’y avait même pas 500 mètres de déminés », nous rapporte Hassan. Un kolbar a raconté en septembre 2019 au média Navanti avoir reçu une facture lui demandant de rembourser la mine qui lui a arraché la jambe.

Face à cette répression, les kolbars n’ont aucun recours. Les tribunaux ne traitent pas les rares plaintes déposées par les familles des victimes — quand elles ne sont pas retirées suite aux pressions de la police. La lutte contre la « contrebande » fournit au régime un prétexte pour maintenir un état d’exception dans les régions kurdes. Les règles dans les zones frontalières, implicites et mobiles, sont fixées par les agents de l’État qui y exercent leur souveraineté ; eux seuls décident du seuil qui expose ou non à la répression. Mais cette dernière prend bien souvent une forme extra-judiciaire, de sorte que son auteur n’est exposé à aucune conséquence juridique. Les frontières deviennent alors des zones de non-droit où les kolbars peuvent être tués sans conséquences pénales. Cela permet à l’État de combattre la résistance kurde, civile ou militaire, jusque dans les esprits. Puis d’en faire un exemple pour le reste du pays.

(Loez)

Pour les militaires, les kolbars sont également une source importante de profits. Hasan enrage : « C’est comme si ces officiers étaient les rois de la région. Ils fouillent entrepôt par entrepôt en disant que c’est un ordre du Guide suprême. Mais ils mentent. S’ils trouvent de l’essence, ils la prennent et la vendent eux-mêmes. D’autres ferment les yeux sur le passage en échange de pots-de-vin. » Il arrive que la concurrence parmi les patrons les pousse à s’entre-dénoncer aux autorités, espérant ainsi accroître leur profit. Mais ce sont les kolbars qui en paient les conséquences. Hasan se fait catégorique : « Il y a des propriétaires de marchandises qui dévoilent aux soldats les chemins pour nuire à d’autres patrons. J’ai vu par exemple dans une fête religieuse un patron inviter des gradés de l’armée. C’est une région sans loi. Même les kolbars ne peuvent pas prendre soin les uns des autres. L’humanité est écrasée, ici. »

Un symbole de résistance ?

 Sur le mont Tahta, un kolbar dévale une pente raide. Les cailloux roulent sous ses chaussures. 

Le gouvernement joue sur l’image des kolbars et sa transmission dans l’imaginaire collectif pour tenter de changer les représentations des Kurdes dans les montagnes. « Aux yeux du peuple, le kolbar est le symbole de la misère », nous dit Cemîl. Puis cite une interview du journaliste Hassan Ghazi menée par l’écrivain Mansour Teifouri : « Autrefois, les peshmergas et les guerriers kurdes parcouraient ces montagnes pour dire qu’ils n’avaient pas échoué et qu’ils ne pliaient pas devant le gouvernement iranien. Maintenant, c’est sur ces mêmes montages que les kolbars se plient pour emporter les marchandises et pour gagner un peu de pain. » D’après Cemîl, les kolbars peuvent ainsi être considérés comme un symbole de l’échec des Kurdes. Mais, en dépit de tous ses efforts, l’État iranien n’est pas parvenu à briser leur esprit de résistance. À rebours de Cemîl, Baran estime que « le kolbar est devenu un symbole, comme Marianne en France. Un symbole de résistance. Avant on parlait de la Palestine, maintenant on parle des kolbars. Chaque personne qui les voit a mal au cœur ». À leurs yeux, la frontière n’a d’autre signification que l’implantation militaire de l’État iranien et l’activité économique : les déplacements se font dans des zones homogènes en matière d’appartenance culturelle et linguistique. Farouk de résumer : « La frontière signifie la distance, un sentiment de malaise. Il y a des pays qui n’ont plus de frontières entre eux : nous aimerions que ce soit ainsi. Car des deux côtés c’est la patrie des Kurdes. On voudrait être ensemble, qu’il n’y ait pas cette distance qui suscite du chaos entre nous. »

Une expression en kurde sorani existe pour désigner le franchissement de la frontière par les kolbars. « Snour Bazandn. Snour veut dire frontière et bazandn vaincre, faire échouer. Comme la frontière est un symbole de notre séparation, quand on passe la frontière on réussit à la vaincre », précise Cemîl. S’ils sont parfois vus comme les « esclaves » d’un État administrant de manière coloniale la marge kurde, un certain nombre de kolbars se perçoivent bien davantage comme des résistants : en remettant en question la souveraineté des frontières, ils se réclament d’une lutte contre l’État et perpétuent la mémoire du combat dans l’un de ses sanctuaires historiques.

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Sur le mont Tahta, un kolbar dévale une pente raide. Les cailloux roulent sous ses chaussures. Il s’arrête un bref instant face aux inconnus qui le saluent, et en souriant lève les doigts en un signe de victoire. La tête haute.


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