ÉCLAIRAGE
Relégués aux marges d’une société centrée autour de l’identité perse et chiite, Kurdes, Arabes ou encore Baloutches suscitent la méfiance du pouvoir qui n’hésite pas à durement les réprimer.
Peu d’informations circulent encore sur l’identité des victimes de la répression qui s’est abattue sur le mouvement de contestation débuté le 15 novembre en Iran et, à ce jour, terminé. Certains chiffres laissent pourtant à penser que les minorités ethno-religieuses du pays ont été particulièrement ciblées, aux premiers rangs desquelles les communautés kurde et arabe. En témoigne ainsi la première liste établie par l’organisation internationale Amnesty le 19 novembre – et depuis revue à la hausse – recensant le nombre des victimes par province. Parmi les 106 morts répertoriés alors, près de 35 d’entre eux viennent du Khouzistan, province du Sud-Ouest iranien à la frontière de l’Irak, où la majorité de la population est arabe ahwazie. Toujours selon ce premier bilan, près de 30 personnes auraient été tuées dans les villes de Kermanshah et de Javanroud, majoritairement kurdes, et près de 9 personnes sont mortes à Mariwan, dans la province du Kurdistan.
« Nous n’avons pas encore de mise à jour chiffrée concernant la répartition par province du nombre de manifestants tués », confie Nassim Papayianni, chargé de campagne sur l’Iran au sein d’Amnesty. « Il est essentiel de noter que dans des provinces telles que le Khouzistan ou le Sistan-Baloutchistan, qui sont composées de minorités ethniques persécutées, internet a été restauré bien plus tard que dans les autres provinces, ce qui a retardé la circulation de l’information à l’extérieur du pays », ajoute-t-il, en référence au blocage total du net par les autorités, durant une dizaine de jours, afin d’empêcher la communication des Iraniens entre eux et avec le reste du monde.
Les minorités en Iran constituent entre 40 % et 50 % d’une population qui s’élève à 80 millions d’habitants. Elles sont les héritières d’une longue histoire façonnée par les discriminations. Beaucoup font face à des conditions de vie délétères marquées par la fermeture forcée de leurs commerces, les entraves au logement, à l’emploi et à l’éducation. Les discriminations à leur encontre sont inscrites dans la loi. L’article 115 de la Constitution dispose ainsi que seul un chiite peut accéder à la présidence de la République. D’autres articles leur dénient le droit de pratiquer leur langue dans les écoles, les universités et les médias. Ce dépouillement culturel est source de tensions avec le pouvoir central. En avril 2018, près de 400 Ahwazis ont été arrêtés pour avoir participé à des manifestations en réaction à la diffusion d’un programme pour enfants à la télé publique qui avait gommé la population arabe de la carte du pays.
« Ennemis de l’intérieur »
Quelques jours avant le déclenchement du mouvement de protestation à l’échelle nationale, des centaines de personnes ont pris d’assaut les rues d’Ahvaz, capitale du Khouzistan, le 11 novembre, pour crier leur colère suite à la mort d’un jeune poète de 29 ans, Hassan Heydari, connu au sein de la communauté arabe ahwazie pour ses écrits virulents contre le régime dont il condamnait le racisme. Arrêté il y a un mois par les autorités, il est décédé à l’hôpital la veille, officiellement d’une crise cardiaque ou d’un accident vasculaire cérébral. Une version réfutée par les activistes ahwazis qui considèrent que le poète aurait en réalité été empoisonné. Sur les réseaux sociaux, des vidéos montrent des jeunes hommes en train de brûler des pneus, de bloquer une route dans la petite ville de Kut Abdallah, près d’Ahvaz, et de scander des slogans antirégime. Un avant-goût de ce qui attendait le pays les jours suivants.Pour les autorités, les minorités représentent une menace à la fois sécuritaire et identitaire. Elles craignent depuis longtemps l’extrémisme religieux sunnite militant et les velléités séparatistes kurdes, arabes et baloutches, et œuvrent à les endiguer par tous les moyens. La région du Sistan-Baloutchistan sert de base pour des groupes insurgés tels que Joundallah et Jaish al-Adl, tous deux accusés d’avoir orchestré des attaques contre l’armée iranienne, les gardiens de la révolution et des civils.
Le pouvoir iranien a également arrêté en octobre 2018 plus de 700 Ahwazis, y compris des défenseurs des droits humains, les a secrètement détenus, en a exécuté certains, suite à une attaque meurtrière contre un défilé militaire à Ahvaz. Quant aux Kurdes, selon un rapport des Nations unies publié en août 2019, ils constituent près de la moitié des détenus pour atteinte à la sécurité nationale. Le régime justifie la marginalisation des minorités à travers un discours qui les érige en « ennemis de l’intérieur ». Usant de la même rhétorique qu’en politique étrangère, la République islamique ne jure que par le complot. Les autorités perçoivent ainsi derrière les dernières manifestations contre le pouvoir une conjuration menée par les États-Unis avec l’aide de groupes d’opposition, dont certains appartiennent aux minorités, telles que les Kurdes dans le Nord-Ouest ou les Arabes dans le Sud-Ouest. À travers les médias officiels, le régime présente souvent la région du Khouzistan comme un foyer pour le « terrorisme », terrain propice au financement et à l’entraînement de groupes extrémistes sunnites par des pays ennemis.
Pas tous logés à la même enseigne
Alors que tous les Iraniens sont aujourd’hui frappés de plein fouet par la crise économique, les minorités le sont d’autant plus qu’elles ont été marginalisées pendant des années. C’est le cas des Baloutches qui vivent dans la région du Sistan-Baloutchistan, frontalière de l’Afghanistan et du Pakistan, et province la plus pauvre du pays. Majoritairement sunnites, ils vivent pour la plupart sous le seuil de pauvreté. C’est aussi le cas des régions kurdes, qui comptent parmi les moins développées d’Iran. Idem pour le Khouzistan, zone riche en pétrole et en gaz, dont la population ne récolte guère le fruit de ces ressources. « Près de 80 % des rentrées iraniennes proviennent du pétrole et du gaz », observe Hafez al-Fadhli, membre du bureau politique du Parti de la solidarité démocratique de l’Ahwaz, basé à Londres. Pour lui, c’est dans cette région que s’est joué le véritable enjeu de la répression. « Selon des statistiques non officielles, près de 200 martyrs sont tombés, la plupart aux environs de Mahshahr. Les manifestants pacifiques ont été pris pour cible avec des mitrailleuses Doshka et des roquettes B7 », avance-t-il.
Si l’exclusion politique et économique des groupes minoritaires remonte au temps de l’ancien monarque Reza Shah Pahlavi (1878-1944), l’avènement de la République islamique en 1979 marque un tournant. Alors que le régime précédent visait à homogénéiser culturellement le pays tout en l’intégrant dans le giron occidental, l’idéologie qui lui succède maintient la centralité perse, mais en l’insérant dans un cadre théocratique chiite. « La chute du régime monarchiste des Pahlavi et l’établissement d’un système républicain religieux à la place, fondé sur une autorité chiite comme base assurant la légitimité du pouvoir, a doublement renvoyé les Kurdes au statut de minorité. Ils sont visés en tant que non-Perses, mais aussi parce qu’ils sont, majoritairement, sunnites », analyse Abdallah Muhtadi, secrétaire général du parti kurde-iranien Komala, dont le siège se trouve aujourd’hui dans le Kurdistan irakien. « Historiquement, l’Iran n’a pas reconnu la spécificité ethnique des Kurdes, ce à quoi ces derniers aspiraient, comme partout dans la région. Quand la Révolution islamique a débuté, les Kurdes y ont participé et pensaient obtenir des privilèges sous ce régime, au moins l’autonomie, ce que les autorités ont refusé », ajoute Masoud Mohamed, écrivain et militant politique kurde libanais.
Toutes les minorités ne sont toutefois pas logées à la même enseigne. Contrairement aux sunnites ou aux bahaïs, les chrétiens, les juifs et les zoroastriens sont reconnus par la République islamique et leur liberté de culte est garantie par la Constitution. Quant à la minorité azérie, la plus importante du pays, si elle subit elle aussi des discriminations linguistiques, une grande partie d’entre elle s’identifie au gouvernement central, davantage encore depuis l’élection de Ali Khamenei, lui-même azéri, au poste suprême d’ayatollah de la République islamique.