ÉCLAIRAGE
Alors que le pays est en proie à un vaste mouvement de contestation contre la dégradation du niveau de vie et l’emprise de Téhéran, Erbil semble se tenir à distance.
Les Kurdes d’Irak et d’Iran ne vivent pas sur le même mode la contestation qui anime leurs pays respectifs. Depuis plusieurs mois, la population irakienne dénonce la corruption et le chômage qui l’accablent tout en prenant pour cible la mainmise iranienne sur la vie politique locale. En Iran, les manifestants protestent contre la détérioration de leurs conditions de vie et vont jusqu’à dénoncer parfois les symboles mêmes de la République islamique. Dans ces deux pays, les Kurdes constituent une part importante de la population, entre 8 et 10 % en Iran et 22 % en Irak. Mais alors que les Kurdes iraniens sont au cœur de la contestation, ceux d’Irak se tiennent à distance.
Dans la région autonome du Kurdistan irakien, c’est le calme qui domine. Ici pas de slogans contre le gouvernement central ou contre l’Iran, ni même contre les autorités régionales. Pourtant, le chômage touche près de 20 % de la population et la corruption qui est en ligne de mire des manifestants à Bagdad est également endémique à Erbil.
Les raisons de cette précaution vis-à-vis des deux gouvernements sont diverses. « La corruption est omniprésente en Irak aussi bien au niveau fédéral que régional. La différence entre les Kurdes d’Irak et ceux d’Iran tient à ce que les premiers vivent dans une région autonome où ils sont gouvernés par des Kurdes alors qu’en Iran, ils constituent une minorité ethnique et religieuse », observe Abbas Kadhim, directeur de l’Iraq Initiative au sein de l’Atlantic Council.
Beaucoup de Kurdes semblent craindre que les revendications contre le confessionnalisme qui animent la rue irakienne puissent pousser Bagdad à amender la Constitution au détriment de leur autonomie. Le référendum sur l’indépendance du Kurdistan en 2017 avait nourri la rancœur contre les Kurdes et crispé davantage les relations entre Bagdad et Erbil.
« Nombreux progrès »
L’esprit contestataire n’est pourtant pas étranger à la région. Entre 2015 et 2018, plusieurs mouvements contre le gouvernement régional du Kurdistan autonome ont vu le jour pour demander une meilleure gouvernance, de meilleurs services publics et plus d’opportunités économiques. L’emprise des familles Barzani et Talabani et des partis politiques qui leur sont associés – le Parti démocratique du Kurdistan et l’Union patriotique du Kurdistan – sur la vie politique kurde a fortement contribué à alimenter la colère de la population qui les accuse de concentrer les pouvoirs et les ressources. « Les Kurdes ont une autonomie totale en Irak. La seule chose qu’ils n’ont pas, c’est un hymne national. Bagdad n’a pas voix au chapitre. Les lois du gouvernement fédéral ne s’appliquent pas au Kurdistan. La région a son propre président, son Premier ministre, son cabinet. Il n’y a aucune autorité non indépendante dans le monde qui a la même autorité que le gouvernement régional », avance M. Kadhim.
À la volonté de préserver autant que faire se peut l’autonomie kurde, se combine l’absence de libertés civiles. « Dans le Kurdistan irakien, il n’y a pas le même espace qui puisse permettre de protester que dans le reste de l’Irak. Les partis principaux et leurs forces de sécurité ne tolèrent aucune forme de protestation. À Bagdad, il y a plus de liberté. Par le passé, les Kurdes qui souhaitaient organiser des manifestations politiques contre l’un des deux partis principaux le faisaient dans le bastion de l’autre. Le Parti démocratique du Kurdistan est fort à Erbil tandis que l’Union patriotique du Kurdistan est forte à Souleimaniyé. Un Kurde qui voulait manifester contre M. Barzani qui tient Erbil allait protester à Souleimaniyé. Et vice-versa », décrypte M. Kadhim.
La situation au Kurdistan irakien a, en outre, connu quelques améliorations économiques ces dernières années. Fin 2018, un nouveau gouvernement central irakien est établi avec à sa tête le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi. L’un des objectifs était la résolution du conflit avec la région autonome née du référendum sur l’indépendance du Kurdistan en septembre 2017. Bagdad avait aussi enfin fait parvenir à la région autonome la part du budget qui lui était allouée.
« La région du Kurdistan irakien a connu de nombreux progrès en termes de construction, de développement d’infrastructures et de services publics. Le chômage est plus bas que dans le reste de l’Irak, tout comme la pauvreté. Avec un budget qui ne représente qu’un dixième du budget irakien, la région a connu dix fois plus de développement que le reste du pays », explique à L’Orient-Le Jour le professeur Dlawer Ala’ Aldeen, président du Middle East Research Institute.
Situation différente
En Iran, le contexte est bien différent. Les villes majoritairement kurdes sur la frontière ouest avec l’Irak ainsi que les faubourgs de Téhéran, Karaj et Chiraz sont au cœur de la révolte. C’est là que l’on trouve les plus hauts niveaux de chômage. Avec une population de plus de 80 millions d’habitants, l’Iran est majoritairement perse et la religion d’État est l’islam chiite. Les Kurdes constituent l’une des multiples minorités qui y vivent.
En plus des conditions de vie difficiles qu’ils partagent avec le reste de la population, les Kurdes iraniens doivent également composer avec une réalité marquée par les discriminations. Selon un rapport des Nations unies publié en août 2019, les Kurdes constituent ainsi près de la moitié des détenus pour atteinte à la sécurité nationale. Les régions kurdes font partie des moins développées d’Iran et l’apprentissage de la langue kurde est interdit dans les écoles publiques. Les Kurdes font également face à de nombreux obstacles dans l’accès à l’emploi ou au logement. Le régime iranien est resté fidèle à un discours complotiste qui perçoit derrière les manifestations contre le pouvoir une conjuration menée par les États-Unis, avec l’aide de groupes d’opposition appartenant aux minorités, telles que les Kurdes dans le Nord-Ouest ou les Arabes dans le Sud-Ouest. Selon Amnesty International, une grande partie des victimes de la répression viennent de régions à majorité kurde. On compte notamment les villes de Kermanshah, de Javanrud, de Mariwan ou de Sanandaj. Les autorités iraniennes ont d’ailleurs régulièrement ciblé la population kurde dont elles craignent qu’une partie nourrisse des aspirations autonomistes. Dans son rapport 2018, l’organisation internationale Human Rights Watch dénonçait l’exécution le 8 septembre 2017 de trois hommes kurdes condamnés lors de procès inéquitables pour avoir participé à une lutte armée contre le gouvernement.