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Les Echos: Kirkouk et son or noir au coeur des tensions en Irak


La gouvernance de Kirkouk, reprise en 2017 par l’armée irakienne après trois ans de présence kurde, s’annonce décisive pour l’avenir de l’Irak. Mais la ville, cette « Jérusalem des Kurdes » que Bagdad entend conserver, constitue une manne pétrolière que tout le monde se dispute.

L’armée irakienne en octobre 2017 reprend le contrôle de la région de Kirkouk et de ses champs de pétrole. ici  le champs de Bai Hassan.

A l’entrée de Kirkouk, la gigantesque statue de peshmerga est toujours là. Mais le soldat kurde ne tient plus le drapeau de son peuple, flanqué d’un soleil. Ici, comme ailleurs dans la région, ce sont les étendards rouge-blanc-noir barrés d’« Allah akbar » qui flottent, ceux de l’Etat irakien. Après trois ans sous contrôle kurde, une offensive armée de Bagdad en octobre 2017 a remis cette région de 1,6 million d’habitants sous le pavillon national.

Mais les Kurdes, qui s’en étaient emparés en juin 2014 lorsque l’armée irakienne fuyait l’avancée des soldats de Daech, n’entendent pas abandonner cette zone perdue en représailles à leur référendum d’indépendance. Ils ont même fait du règlement du contentieux une condition de leur participation au gouvernement actuel du Premier ministre chiite Adel Abdel-Mehdi, confie aux « Echos » une personnalité kurde de premier plan et ancien ministre à Bagdad.

Car il ne s’agit pas seulement d’un territoire : Kirkouk est un noeud central de l’Irak dont les observateurs s’accordent à dire que l’évolution pèsera sur le sort de tout le pays. Il s’agit même, juge une source irakienne sillonnant cette province, du sujet « le plus important » pour son avenir.

« Réflexes émotionnels »

« La fermeture de la ‘fenêtre’ Daesh rendait inéluctable une confrontation du Kurdistan avec l’Etat central », selon Boris James, ancien responsable de l’antenne de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) à Erbil. Et cette confrontation se concentre sur Kirkouk, dont l’enjeu est autant symbolique que stratégique. Si cette « ville provoque des réflexes émotionnels » selon les mots d’un diplomate français, c’est qu’elle est convoitée par tous.

Mosaïque ethnique et religieuse, la cité est peuplée d’Arabes, de Turkmènes et, majoritairement, de Kurdes. Ces derniers la considèrent comme une « Jérusalem kurde » et entendent la rattacher au territoire autonome contrôlé par le gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), basé à Erbil.

 La fermeture de la ‘fenêtre’ Daesh rendait inéluctable une confrontation du Kurdistan avec l’Etat central. 

Mais Bagdad s’estime souverain sur ce territoire stratégique, qui intéresse aussi… la Turquie – la présence turkmène dans cette province, ancienne place forte de l’Empire ottoman, excite son instinct patriotique. Sur place, on se souvient encore de la visite en 2012 d’Ahmet Davutoğlu, l’ancien ministre des Affaires étrangères turc, et de son discours vibrant. « La ville de Kirkouk est aussi importante pour nous que la poésie l’est pour un amoureux », avait-il alors lancé.

9 milliards de barils en réserve

La région est aussi enviée pour ses ressources. Depuis la découverte d’or noir en 1927 dans son sous-sol, Kirkouk compte l’un des trois champs « supergéants » du pays avec ceux de Bassorah, au sud. Ses réserves sont estimées à 9 milliards de barils. Une manne que le gouvernement entend exploiter au maximum car, après la victoire militaire contre Daech, il chiffre à 88 milliards de dollars le coût de la reconstruction.

Le budget 2019, avec des dépenses en hausse de 45 % à 112 milliards, se veut très expansif. Pour le financer, l’exécutif prévoit que ces dépenses soient couvertes à presque 90 % par le pétrole. Pour cela, sa production doit permettre d’atteindre la projection officielle d’une exportation de 3,9 millions de barils par jour (b/j) à 56 dollars.

Mais, à Kirkouk, l’extraction pâtit toujours de la lutte entre Bagdad et Erbil. La production a tourné plus d’un an au ralenti après la reprise par l’armée en octobre 2017, car le pipeline d’où est exporté le pétrole jusqu’à Ceyhan, en Turquie, passe par le territoire kurde. Il a fallu un accord entre le gouvernement et le GRK en novembre 2018 pour que la production reprenne, mais modestement – autour de 50.000 b/j.

Bagdad entend désormais mettre les bouchées doubles : la compagnie nationale North Oil Company (NOC) a signé un accord de développement avec BP en mai 2018 pour dépasser le million de b/j sur le territoire qu’elle contrôle. Soit un quasi-triplement du niveau de 350.000 b/j qui seraient actuellement produits, selon une source locale informée.

Effacer la débâcle

Mais il ne s’agit que de la production officielle. Des raffineries clandestines – notamment liées au second grand parti kurde, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK, proche de l’Iran) – captent une partie du pétrole. Et le gouvernement régional kurde, où son rival le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) est majoritaire, entend bien y trouver une monnaie d’échange.

 Le défi de Bagdad et du gouvernement kurde est d’officialiser la production en en vendant un maximum par le pipeline, mais cela va bousculer les entreprises de transport et les raffineries locales notamment liées à l’UPK. 

Une source bien informée liée au PDK explique aux « Echos » que près de 200.000 b/j partent clandestinement en camion vers l’Iran et fait valoir qu’un accord avec Bagdad permettrait de les réintégrer au pipeline… et donc d’offrir des redevances au gouvernement. « Le défi de Bagdad et du gouvernement kurde est d’officialiser la production en en vendant un maximum par le pipeline, mais cela va bousculer les entreprises de transport et les raffineries locales notamment liées à l’UPK », décrypte un humanitaire français.

Le gouvernement du Kurdistan (GRK) veut effacer la débâcle de 2017. « La question devra être résolue en revenant aux bases de la Constitution », avance notre personnalité kurde, qui reçoit dans sa grande maison sur les hauteurs d’Erbil. Le texte suprême est la principale arme pour le Kurdistan, et plus particulièrement son article 140 qui prévoit un référendum pour trancher la gouvernance de Kirkouk. Les députés kurdes à Bagdad viennent d’ailleurs de déposer une motion pour lancer une commission chargée d’organiser le scrutin.

Faible marge de manoeuvre

Mais aucun observateur ne croit à ce jour à un tel vote, d’autant que chaque partie reproche de vouloir le manipuler. Les dirigeants kurdes accusent Bagdad de procéder à une arabisation de la ville pour changer sa majorité démographique. Si aucune preuve n’est établie, l’allégation renvoie aux plaies encore ouvertes de la dictature de Saddam Hussein, qui y avait fait migrer des Arabes sunnites et persécuté les Kurdes.

Mais le GRK n’est pas naïf, tempère Boris James, il utilise cet argument du référendum « jusqu’à ce qu’on lui offre mieux en échange ». Car le GRK n’a que peu de cartes en main pour faire valoir sa solution. Acculé par des dettes, il a cédé en octobre 2017 sa part de 60 % dans l’oléoduc Kirkouk-Ceyhan à Rosneft en échange, selon Reuters, de 1,8 milliard de dollars.

 

Intrusion russe ?

Cette présence de Rosneft, qui détient aussi des contrats d’exploration dans le gaz au Kurdistan, marque-t-elle une intrusion russe dans un Irak déjà parrainé par les Etats-Unis et l’Iran ? Pour l’expert en énergie Stanislav Mitrakhovich, de l’université des finances de Moscou, cette promesse d’influence est surtout un argument avancé par la multinationale pour séduire le président russe et justifier un investissement « très risqué ». Rosneft « essaie seulement de faire partie du jeu pour montrer son utilité et son efficacité à Poutine », estime-t-il, tout en relevant que l’objectif premier du groupe russe est surtout domestique : montrer sa capacité à exporter du gaz pour casser le monopole de Gazprom.

Cette impasse budgétaire au Kurdistan fait courir à son gouvernement le risque d’une grave crise sociale, que Bagdad cherche à exploiter pour ramener la région sous sa coupe. La hausse du budget 2019 de l’Irak est liée notamment au paiement du salaire des fonctionnaires kurdes par Bagdad ainsi qu’à celui – fait inédit – des peshmergas. En outre, ce budget ne prévoit aucune sanction si les 250.000 b/j que le GRK est tenu de livrer (pour atteindre l’objectif du pays de 3,9 millions de b/j) ne sont pas honorés – ce qui est actuellement le cas.

 La négociation est très favorable à Bagdad car les Kurdes ont perdu toute autonomie. 

« La négociation est très favorable à Bagdad car les Kurdes ont perdu toute autonomie », analyse la source humanitaire. Selon cette dernière, il reste deux maigres atouts à Erbil : « Ils vont exploiter la rhétorique selon laquelle ils sont maltraités à Kirkouk »mais aussi « se nourrir de l’instabilité pour justifier leur présence »dans la zone. Car cette région pétrolière demeure l’une des plus dangereuses d’Irak. Daech y est encore très présent dans les campagnes peuplées d’Arabes sunnites pauvres, qui forment son vivier de recrutement. Les médias locaux rapportent régulièrement des meurtres attribués à l’organisation, qui cherche à faire monter la tension entre Arabes et Kurdes en incendiant des champs agricoles.

Si la ville de Kirkouk est la chasse gardée des forces de sécurité irakiennes, elles ont donc besoin de renfort pour mener la contre-insurrection dans les territoires reculés, dont l’aide des peshmergas. Les combattants kurdes patrouillent dans certaines zones rurales qu’ils connaissent bien, notamment vers Hawija, selon la source humanitaire. « Les Kurdes n’ont aucun moyen militaire de reconquérir Kirkouk. Mais si la situation dans cette région se dégrade, Bagdad sera obligé de disperser les forces armées et la ville deviendra vulnérable », analyse-t-elle.

Milices chiites à l’affût

Cette guerre sourde contre Daech fait aussi le jeu d’un autre type d’acteurs : les milices, devenues décisives lors de la lutte contre le califat. « Dans les montagnes d’Hamrin, sur la route entre Kirkouk et Bagdad, il y a une auto-mitrailleuse de l’organisation Badr tous les deux cents mètres », témoigne une source française. Quant aux combattants des Unités de mobilisation populaire (ou Hachd al-Chaabi), ils sont positionnés juste autour de Kirkouk, rapporte une source irakienne locale. Ces deux puissantes organisations, chiites, sont proches de l’Iran et constituent un relais de ce voisin sur le territoire irakien.

 Kirkouk restera dans les mains de Bagdad mais la présence des milices chiites va créer un affrontement entre Iraniens et Américains. 

Cette présence est inacceptable pour les Américains : le président Donald Trump a désigné la République islamique comme sa principale cible au Moyen-Orient et  ordonné mi-mai le départ du pays du personnel diplomatique non vital de l’ambassade . Si l’intensité de la menace avancée par les Etats-Unis demeure floue, la stratégie offensive de Donald Trump pourrait peser sur la situation à Kirkouk. La ville « restera dans les mains de Bagdad mais la présence des milices chiites va créer un affrontement entre Iraniens et Américains », prédit la source irakienne sur place. Le chemin vers la stabilité s’annonce donc long et douloureux. Et celui vers la paix encore plus.

 


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