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Masoud et Nechirvan Barzani

Institut Montaigne: Kurdistan irakien : tout a changé pour que rien ne change ?


Nechirvan Barzani a été élu, le 28 mai dernier, Président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) d’Irak, à l’issue d’un vote des membres du Parlement régional largement en sa faveur (68 voix sur 81), mais boycotté par les représentants du principal parti d’opposition, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK). Il succède à ce poste à son oncle, Masoud Barzani, après douze ans au pouvoir, tandis que Marsour Barzani, fils de Masoud et cousin de Nechirvan, devient Premier ministre.

À première vue, Masoud Barzani semble avoir retenu les leçons du Léopard de Visconti, dans lequel “tout doit changer pour que rien ne change”. En plaçant sa famille, déjà largement impliquée dans les affaires politiques du Kurdistan irakien ces dernières années, à la tête de son parti, le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), et de la région, celui-ci ne se retire qu’en apparence, et conservera une influence majeure sur les choix à venir. Le jeu de chaises musicales de cette fin mai pourrait pourtant avoir des répercussions sur le fragile équilibre politique irakien, voire moyen-oriental.

L’élection de Nechirvan par les parlementaires consacre, en premier lieu, la reprise d’un fonctionnement institutionnel du GRK un tant soit peu normal. Les dernières élections présidentielles dans la région remontaient en effet à 2009, et Masoud Barzani occupait, depuis 2013, ce poste sans mandat électoral. Dénonçant cet état de fait, l’UPK de Jalal Talabani, ex-président de l’Etat fédéral irakien décédé il y a deux ans, avait refusé de siéger au Parlement régional entre 2015 et 2018, et celui-ci ne s’était par conséquent pas réuni pendant trois années.

Le PDK dominait déjà également le Parlement régional, où il détient 45 sièges sur 111 au total (contre seulement 21 pour l’UPK), à l’issue des élections législatives d’octobre 2018.

Miné par des oppositions internes, l’UPK n’a d’ailleurs pas participé à l’élection de la semaine dernière, qu’il savait perdue d’avance. Le PDK dominait déjà également le Parlement régional, où il détient 45 sièges sur 111 au total (contre seulement 21 pour l’UPK), à l’issue des élections législatives d’octobre 2018. Le mouvement réformateur Gorran (“changement”), très critique du bipartisanisme de la politique kurde irakienne et de son insidieux immobilisme, avait également fait les frais du raz-de-marée PDK (12 sièges seulement), de même que les partis islamistes.

À l’échelle du GRK, cette élection acte ainsi le net ascendant pris par le PDK sur l’UPK. Elle confirme, deux ans et demi après le référendum d’indépendance lancé par Masoud Barzani, le succès de la stratégie de l’ancien leader. Cette victoire n’était pourtant pas garantie ; plus de 90 % des Kurdes s’étaient certes prononcés, en septembre 2017, pour un Kurdistan irakien indépendant. L’entreprise s’était toutefois soldée par la perte du contrôle kurde sur la ville pétrolifère de Kirkuk, volontairement abandonnée par l’UPK, et par une dénonciation commune d’Ankara, de Téhéran et de Bagdad (ainsi que des Occidentaux dans une moindre mesure) face à une initiative risquant de réveiller les indépendantismes kurdes et de déstabiliser davantage la région.

D’Erbil à Bagdad, le nouvel horizon de la lutte politique kurde

Ce n’est pourtant plus à l’échelle exclusivement régionale que les antagonismes politiques kurdes se jouent aujourd’hui en Irak. PDK et UPK luttent pour une influence maximale à Bagdad, où les forces politiques peinent à se recomposer au lendemain de la victoire contre Daech. Le poste de Président de l’Irak, revenant traditionnellement à un kurde dans la pratique du partage ethnico-confessionnel des postes, avait déjà fait l’objet de vives oppositions entre PDK et UPK en 2018.Masoud Barzani avait en effet tenté d’imposer une personnalité du PDK, malgré l’accord tacite qui avait tenu jusqu’ici pour qu’un membre de l’UPK occupe ce poste, en échange de la direction du GRK pour le PDK. C’était finalement à Bahram Salih, membre historique de l’UPK, que le poste était revenu ; il avait alors fallu toute la diplomatie du Premier ministre Mahdi, ami personnel de Masoud Barzani, pour faire accepter cette nomination à ce dernier.

Cette lutte pour le pouvoir à Bagdad se traduit aujourd’hui dans les faits au niveau ministériel. Le Premier ministre a déjà nommé deux ministres kurdes du PDK aux finances (Fouad Hussein) et au logement (Bangin Rekani). Celui, très stratégique car régalien, de Ministre de la Justice doit aussi revenir à un kurde, et fait l’objet de vives tractations de la part des deux partis. Le facteur kurde verrouille ainsi la politique irakienne, et participe à l’incapacité du Premier ministre à compléter son gouvernement, dans lequel les portefeuilles essentiels de l’Intérieur et de la Défense demeurent encore vacants par ailleurs.

Le Kurdistan irakien sur une ligne de crête

Que peut-on attendre, dans ce contexte, de la nouvelle présidence kurde irakienne ? La relation avec le voisin iranien pourrait être affectée par la gestion future de la rivalité inter-partisane PDK-UPK du nouveau Président. Soucieux d’un éventuel réveil de l’indépendantisme kurde iranien, Téhéran s’était en effet largement appuyé sur l’UPK, dont l’intérêt était de voir échouer une initiative par laquelle Masoud Barzani entendait incarner à lui-seul le nationalisme kurde, afin de phagocyter le référendum d’indépendance. Au-delà de cette alliance de circonstance, l’Iran est culturellement plus proche des Kurdes de la région de Souleimaniye (siège historique de l’UPK) que d’Erbil et de Dohuk, où le PDK est omniprésent. L’influence iranienne au Kurdistan irakien rend toutefois indispensable un minimum de coopération des leaders du GRK avec les autorités iraniennes.

Bien qu’issu du PDK, Nechirvan Barzani semble pouvoir s’entendre avec Téhéran, où il a effectué ses études supérieures en sciences politiques. Cette relation sera importante pour l’avenir de l’Irak, à l’heure où Téhéran voit dans le renforcement de sa présence stratégique dans le pays une solution au retour des sanctions américaines contre son économie. Le dilemme irakien consiste aujourd’hui à respecter ou non les sanctions extraterritoriales de Washington à l’encontre de l’Iran, dont l’Irak n’est plus exemptée depuis le début du mois dernier.

Le dilemme irakien consiste aujourd’hui à respecter ou non les sanctions extraterritoriales de Washington à l’encontre de l’Iran, dont l’Irak n’est plus exemptée depuis le début du mois dernier.

L’attitude d’Erbil, face à cet épineux choix, pourrait différer en partie de celle de Bagdad, notamment en raison des intérêts commerciaux du GRK dans la commercialisation de son propre pétrole (dont dépend notamment la paie des nombreux fonctionnaires employés par le GRK, et donc la paix sociale). Il n’est de surcroît par exclus que le GRK participe, en même temps que le reste de l’Irak, à un réchauffement des relations avec l’Arabie saoudite. Riyad vient d’ouvrir un consulat à Bagdad, et il serait en effet question de l’ouverture d’une autre représentation saoudienne à Erbil.

Sur le plan économique, le nouveau Président devrait par ailleurs chercher à trouver des solutions pour le développement de sa région, dans un contexte de ressources pétrolières en berne. Le faible prix du baril, les résultats décevants des explorations menées par certaines majors dans le sous-sol kurde, ainsi que la perte de contrôle sur Kirkuk rendent en effet vital le développement d’une économie plus diversifiée et moins dépendante de l’or noir. La région peut compter à cet égard sur un réseau d’universités développé, et une relative attractivité touristique pour certaines populations de son voisinage proche.

Nechirvan Barzani devra enfin gérer les éventuelles conséquences migratoires du lointain après-Idlib en Syrie. Une fois les derniers bastions djihadistes supprimés dans le Nord syrien, le régime de Bachar al-Assad lancera en toute hypothèse une offensive contre les kurdes du PYD. Celle-ci pourrait provoquer, selon les scénarios, des transferts de populations kurdes, notamment vers l’Irak. La question de l’accueil de ces Kurdes syriens au GRK se poserait alors, et avec elle celle des limites à la solidarité kurde transfrontalière. Il semble peu probable que le GRK prenne le risque d’une dégradation de sa relation vitale avec Ankara en acceptant d’accueillir des combattants du PYD. Au plus fort de la guerre contre Daech, Masoud avait déjà fermé la frontière kurde entre la Syrie et l’Irak, de peur d’antagoniser Erdogan par un soutien trop appuyé aux autonomistes kurdes syriens. Le choix de Nechirvan, sur ce dossier comme sur d’autres, montrera si le nouveau Président kurde est davantage que le neveu de son oncle.


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