C’est une liste d’une incroyable précision. Y figurent, nom, prénom, date de naissance, mais aussi le lieu de détention et le temps – en mois ou années – passé sur zone. Plus intéressant encore, la colonne «rapatriement», où sont empilés les numéros 1 ou 2, correspondant au numéro du vol devant les ramener sur le sol français. Ce document secret, que Libération a pu consulter, émane du renseignement intérieur. Il établit de façon pointilleuse la liste des Français de l’Etat islamique (EI) retenus ou emprisonnés actuellement au Kurdistan syrien, alors que le dernier réduit du «califat» est tombé le 23 mars.
Actualisée jusqu’au 6 mars à 16 heures, la liste comporte quelque 250 noms, hommes, femmes et enfants confondus. Fait notable, les numéros de vol afférents ne sont renseignés que pour les 162 premiers noms, soit ceux répertoriés jusqu’à la date du 14 février. Que s’est-il passé ensuite ? Contacté mercredi par Libération, l’Elysée a catégoriquement refusé de commenter le dossier, qualifié de «très sensible», y compris pour revenir sur les déclarations publiques du Président. Un silence partagé par Matignon.
Enquêtes
Pourquoi l’opération de rapatriement, imaginée conjointement avec l’armée américaine, a-t-elle été annulée ? Un autre document, que Libération a aussi consulté, montre que malgré les atermoiements du pouvoir, l’appareil judiciaire se tient prêt à encaisser le choc au cas où Emmanuel Macron change d’avis subitement. Ce tableau, daté également du 6 mars, détaille le circuit programmé pour accueillir 100 adultes, 37 hommes et 63 femmes : 81 seraient orientés vers la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 12 vers la sous-direction antiterroriste de la PJ (Sdat), et 7 vers sa déclinaison parisienne. Quant aux enfants, la justice est prête à en recevoir 149. 30 d’entre eux ont moins de 2 ans, 99 entre 2 et 13 ans, 7 ont 13 ans et plus. En reste donc 13, dont l’âge est qualifié «d’inconnu». Evidemment, l’administration pénitentiaire a elle aussi sanctuarisé les places nécessaires en maisons d’arrêt.
En off, il ne faut pas trop pousser les différents interlocuteurs policiers et judiciaires pour comprendre qu’ils sont très favorables au retour des Français. Les enfants retrouveraient des conditions de vie décentes, les juges antiterroristes pourraient mener leurs enquêtes à terme, et les victimes assisteraient, in fine, aux procès qu’elles souhaitent. Au plan strictement sécuritaire, la France a également tout intérêt à traiter elle-même cette population, plutôt que de la laisser aux mains des Kurdes, qui, échaudés par un soutien diplomatique trop timide, et menacés par la Turquie et le régime syrien farouchement opposés à leur autonomie, pourraient les relâcher brutalement. Oui, mais voilà. Face à cela, il y a la politique. Et l’exécutif a les yeux rivés sur les sondages. «Sur ces sujets, l’opinion publique est à fleur de peau. L’Elysée sait tout de l’impopularité de cette décision», regrette une source judiciaire.
Jusqu’aux derniers jours de 2018, la position – officielle – de l’Etat était pourtant claire : si le retour des enfants français détenus au Kurdistan syrien est envisageable, avec l’accord de leurs mères, leurs parents ont vocation à être jugés et détenus sur place. Une approche bouleversée le 19 décembre, lorsque le président américain Donald Trump annonce le prochain retrait des forces américaines en Syrie. De quoi donner corps au scénario catastrophe d’un affaiblissement, voire d’une déroute de l’allié kurde, qui favoriserait l’évasion et la dispersion des jihadistes français. Ces derniers pourraient alors repasser à l’action sur place, tenter un retour clandestin dans l’Hexagone, voire être récupérés et instrumentalisés par le régime syrien. Sueurs froides à Paris, où toutes les options sont remises sur la table.
«Divergences»
«Si les Français qui sont détenus par les Kurdes devaient être remis en liberté, expulsés, nous avons, je crois, collectivement plutôt intérêt à nous assurer de ce qu’ils deviennent», déclare ainsi la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, le 21 janvier, exprimant «un choix qui est celui de la préférence du contrôle et donc du rapatriement» en France. «Ce sont des Français avant d’être des jihadistes», tente quelques jours plus tard, visiblement embarrassé, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. «Est-ce qu’on préfère qu’ils soient dispersés, qu’ils rejoignent les rangs de Daech ou qu’ils partent dans un autre pays pour continuer à fomenter de tels actes ?» renchérit Edouard Philippe le 30 janvier.
Mais le 26 février, Emmanuel Macron tranche fermement le sujet : «Contrairement à ce que j’ai pu lire ou entendre, il n’y a pas un programme de retour des djihadistes qui est aujourd’hui conçu. Nous restons sur la même doctrine», affirme le chef de l’Etat lors d’un déplacement dans la région Grand Est. Soit le jugement et l’incarcération des jihadistes français là où ils se trouvent.
Pourquoi ce retour à une ligne dure ? Ni l’Elysée, ni Matignon n’ont souhaité nous l’expliquer. Sans doute l’hostilité massive de l’opinion à un rapatriement des jihadistes a-t-elle joué dans la décision, pour un pouvoir déjà très affaibli par la crise des gilets jaunes. Publié le 28 février, un sondage de l’institut Odoxa confirmait ce sentiment : 89 % des répondants se déclarent «inquiets» d’un tel retour, dont 53 % «très inquiets». Les deux tiers s’opposent même au retour des enfants. Une attitude majoritaire, voire hégémonique, quelle que soit la sensibilité politique, y compris à gauche.
Mais un autre épisode, survenu quelques jours plus tard, aurait renforcé la fermeté présidentielle : la tentative d’assassinat de deux surveillants par un détenu et sa compagne, tous deux convertis à l’idéologie jihadiste, le 5 mars, à la prison de Condé-sur-Sarthe (Orne). «Chaque attentat lié à l’Etat islamique repousse l’échéance. L’arrestation, le 25 mars, de deux hommes projetant une attaque contre un policier et une école maternelle a un peu plus accentué les divergences», assure une source gouvernementale.
«Cette séquence est très surprenante, explique Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme. On aurait pu attendre du pouvoir politique qu’il prenne ses responsabilités et montre un peu de courage. Au lieu de cela, la position française n’est pas claire, même a posteriori. Nous avons donné des preuves de notre irrésolution à nos ennemis. Jusqu’au mois de février, il y avait pourtant un consensus sur la nécessité du rapatriement, y compris des hommes. Il faut les mettre hors d’état de nuire et être sûrs qu’ils sont bien neutralisés. Nous avons les outils pour ça.»
Fin février, 13 jihadistes français ont été transférés du Kurdistan syrien à l’Irak. A la différence de la région kurde, le pays dispose de tribunaux et peut juger des membres étrangers de l’EI. Paris refusant que la peine de mort soit appliquée, les Français de Daech risquent au maximum la perpétuité, soit en réalité vingt ans de détention selon la loi irakienne, une peine à laquelle ont déjà été condamnées les Françaises Mélina Boughedir et Djamila Boutoutaou. «En France, beaucoup seraient condamnés à trente ans. Et leurs témoignages pourraient être utilisés lors des procès des attentats commis en France», note un proche du dossier. En Irak, de surcroît, pays où la corruption est endémique et la sécurité aléatoire, des évasions sont à craindre. Le cas s’est déjà produit, le 6 mars 2007, lorsque la prison de Badouche est attaquée par un groupe armé. Parmi les 70 détenus qui s’évadent figure le Français Peter Cherif, arrêté trois ans plus tôt par les Américains alors qu’il avait rejoint les rangs d’Al-Qaeda en Irak.
Camps surpeuplés
Le rapatriement des enfants se justifie, lui, pour des raisons humanitaires évidentes. Ils sont parfois blessés et entassés dans des camps surpeuplés. Plusieurs orphelins sont également présents, sans que leur nombre précis ne soit connu. Le 15 mars, la France a rapatrié cinq enfants. Une décision prise «au regard de [leur] situation particulièrement vulnérable», selon le Quai d’Orsay. Depuis, d’autres enfants français, y compris des orphelins, ont été identifiés. Ils sont toujours sous une tente au Kurdistan syrien. Alors que selon la doctrine officielle française, «ils ont droit à la protection de la République».