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Le Temps: Dans la «démocratie modèle» des Kurdes de Syrie


Depuis que Donald Trump a annoncé le retrait des troupes américaines basées en Syrie, la menace d’une nouvelle offensive turque contre les Kurdes s’est rapprochée. A Qamishlo, les rebelles ont érigé un Etat autonome relativement prospère

Les Kurdes de Syrie ont tourné le dos à Bachar el-Assad. Ils rêvent de construire une démocratie modèle, sur laquelle les Etats voisins prendraient exemple. Qamishlo, à la frontière turque, est ce qui ressemble le plus à la capitale d’un pays en devenir, le Rojava. Les institutions naissantes y ont établi leur siège, les partis politiques aussi, les rues n’y désemplissent pas, le bazar non plus, et, malgré les checkpoints et les miliciens en armes, les clients font la queue devant les échoppes.

La menace de la guerre se rapproche pourtant, car, à un jet de pierre, de l’autre côté du mur et des barbelés qui marquent la frontière, l’armée turque a massé troupes et blindés. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a en effet juré d’écraser l’utopie kurde, qu’il considère comme une émanation terroriste. En décidant de rappeler les militaires américains stationnés en Syrie, Donald Trump donne carte blanche à la Turquie. L’état-major turc a donc les mains libres. Le Rojava est-il le laboratoire de la démocratie au Moyen-Orient, comme les Kurdes le prétendent, ou un sanctuaire de terroristes, comme l’affirme Recep Tayyip Erdogan? Arpenter Qamishlo permet de nuancer cette dichotomie et d’apporter des éléments de réponse.

Bonnes affaires au bazar

Sur les cartes syriennes, la ville est appelée Qamishli, son nom d’origine. L’agglomération date des années 1920, elle accueillait alors sous le mandat français les chrétiens qui fuyaient l’Empire ottoman disloqué. Mais depuis dix ans, elle abrite une majorité de Kurdes, et depuis que ces derniers ont pris le pouvoir, ils ont décidé de lui donner un nom aux consonances kurdes, Qamishlo.

Au bazar, les marchands se félicitent d’une atmosphère propice. Les affaires ont été bonnes en 2018, explique Ali Ali, qui a ouvert une boutique de fringues au cœur du souk moderne: «Avec la paix qui règne ici, les réfugiés ont afflué. Il y a une forte demande pour des fringues, les gens veulent s’habiller de manière moderne et oublier les années noires, lorsque l’Etat islamique était aux portes de la ville.» Une cliente renchérit: «Ici, la mode est même plus moderne qu’à Erbil [la capitale du Kurdistan irakien, ndlr] ou même qu’en Turquie!» Le propriétaire sourit et affirme même qu’on lui a dit que c’était mieux chez lui qu’en Europe. Cependant, il nourrit des craintes pour l’avenir: «Tout dépend bien sûr de la Turquie. Si Erdogan décide d’attaquer la région, nous sommes finis, mais je n’y crois pas.»

Des femmes qui dansent sur Charles Aznavour

Au centre de la petite ville, les rues du quartier chrétien forment un damier. Cafés, restaurants et boutiques où l’on vend de l’alcool sont regroupés autour de quelques églises. Le Viola est une petite taverne où l’on joue parfois des disques français, Edith Piaf, Charles Aznavour. Des clients de toutes confessions s’y retrouvent pour faire la fête et même, selon les soirs, pour y danser. Dana, Simav et Newruz (un pseudonyme) parlent haut et fort, boivent, rient et toisent les garçons. «Y a-t-il un autre lieu comme ça au Moyen-Orient, une ville où les femmes se baladent sans voile?» questionne Newruz sans attendre de réponse. Des trois amies kurdes, elle est la seule à ne pas fumer, la seule à vivre en Europe.

Les hommes en armes imposent un climat de terreur, les mécontents et les opposants sont contraints au silence

Le petit ami de Dana présente une émission politique sur une chaîne locale. Il concède que le système est devenu très opaque. Qui commande? «L’auto-administration locale.» Qui est-ce? «Une nébuleuse de partis plus ou moins affiliés au Parti de l’union démocratique kurde, le PYD.» Le PYD est la branche syrienne du PKK, mais, selon les cadres du parti, il aurait pris ses distances avec le PKK.

Les chrétiens lésés

Saleh Muslim, ancien coprésident du PYD et responsable désormais des relations extérieures pour le parti, explique que les Kurdes, son parti et l’administration régionale ont ensemble un grand projet. Il concerne tous les aspects de la société, annonce-t-il: «C’est totalement révolutionnaire dans cette région du Moyen-Orient. Nous voulons bâtir une démocratie exemplaire qui garantira les droits de tous les groupes ethniques, sociaux et religieux. Qui sera décentralisée, ne sera pas nationaliste et donnera un rôle essentiel aux femmes.»

Le PYD ne parle plus d’indépendance, ni même d’autonomie. Est-ce un choix stratégique pour ne pas effrayer Ankara, ou Damas? «Le nationalisme a vécu. L’Etat-nation et même l’autonomie ou le fédéralisme sont des concepts éculés que nous allons dépasser. Il faudra réécrire la Constitution syrienne, pour obtenir une loi fondamentale qui permette à l’ensemble des Syriens de concrétiser leurs aspirations.»

La population de Qamishlo a beaucoup augmenté depuis 2015. Après la défaite de l’Etat islamique à Kobané le 26 janvier 2015, les Unités de protection du peuple (YPG, le bras armé du PYD) ont commencé à libérer les territoires kurdes qu’avaient conquis les djihadistes. Beaucoup de déplacés et notamment des Kurdes ont trouvé refuge à Qamishlo, loin de la ligne de front. En revanche, de nombreux chrétiens de la ville ont préféré fuir vers l’Europe. L’équilibre démographique a ainsi changé au détriment des chrétiens.

«Une dictature qui ne dit pas son nom»

Les chrétiens vivent à côté, à l’intérieur d’une enclave improbable. Le gouvernement de Bachar el-Assad contrôle le cœur de la ville, la douane avec le poste frontière avec la Turquie et l’aéroport de la ville. Contre toute attente, miliciens kurdes et militaires cohabitent sans dégainer leurs armes. Des checkpoints ceinturent la zone gouvernementale; les locaux, à l’exception des paramilitaires armés, peuvent les traverser sans encombre s’ils montrent patte blanche. L’étranger qui s’y aventurerait sans visa syrien dûment tamponné risquerait gros. D’une rue à l’autre, la limite est ténue, mais un signe ne trompe pas: dans la partie loyale au régime de Damas, les portraits géants de Bachar el-Assad abondent, de même que les drapeaux syriens.

Aho Qasarrem tient un salon de coiffure dans le quartier chrétien sous contrôle gouvernemental. Pour lui, les affaires ne sont pas si souriantes: «Ceux qui disent que l’on vit en paix à Qamishli sont aveugles. Il y a un climat de guerre ici. Nous vivons dans l’angoisse que tout sombre dans le chaos. Les chrétiens qui le peuvent décampent et s’installent en Europe. Moi, en tant que chrétien, j’aurai de la peine à obtenir les autorisations pour rénover ma boutique. Les hommes en armes imposent un climat de terreur, les mécontents et les opposants sont contraints au silence. C’est ça la vérité. Mais je n’ai rien contre les Kurdes, nous avons toujours vécu ensemble. J’en veux à cette dictature qui ne dit pas son nom.»

Dans les magasins et les ateliers adjacents, tous pensent comme Aho Qasarrem, mais rares sont ceux qui osent exprimer ouvertement une critique ou donner leur nom. «Je ne suis pas fou. Dès que vous serez sorti, on m’interrogera», explique un cordonnier.

Le premier concours de Miss

Saleh Muslim dit comprendre les difficultés des chrétiens: «Ils étaient privilégiés, contrairement aux Kurdes. Nous nous efforçons de construire une société plus juste, cela implique des changements et les chrétiens ont peur. Nous essayons de les rassurer, car nous voulons avancer ensemble avec eux.»

Les partis de l’opposition émettent eux aussi des critiques. Un sympathisant du PDK/S réfugié en Irak parle de persécutions contre la direction du parti. Son siège de Qamishlo a d’ailleurs été mis à sac en 2016.

Fin novembre, une télévision locale a décidé d’organiser un concours de Miss. Le premier dans la région. L’événement a fait du bruit et presque provoqué un scandale: pour les musulmans conservateurs, il constitue une hérésie importée d’Europe, pour les membres du parti, un événement sexiste et rétrograde. Personne n’a manifesté ni tenté de l’interdire, mais la Miss élue et les organisateurs font profil bas.

Newruz s’emporte: «Pourquoi organiser une telle manifestation si c’est pour se cacher ensuite? Ce qui me fait enrager, plus encore que les conservateurs, qui sont désormais très discrets, ce sont les combattantes qui essaient d’imposer une nouvelle norme féministe: «Une vraie femme doit savoir tirer à la kalachnikov.» Moi, je veux porter des jupes courtes et être frivole. Mais non, je n’ai pas le droit car je nourris les clichés du patriarcat. Foutaises!»


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