À la veille de leur élection présidentielle, les Kurdes d’Irak célèbrent aujourd’hui un triste anniversaire : celui du référendum d’autodétermination du 25 septembre 2017. Ce jour-là, les habitants de la région autonome du Kurdistan irakien (sous son nom officiel, Gouvernorat régional du Kurdistan, GRK) étaient appelés aux urnes pour décider ou non de l’indépendance de leur région. Le scrutin est organisé par l’icône incontestée de la cause indépendantiste kurde, Massoud Barzani.
Ce dernier, génétiquement prédisposé à incarner la lutte pour la cause séparatiste kurde, poursuit l’œuvre de son père, Mustafa Barzani, en cherchant à fonder un État kurde indépendant reconnu par la communauté internationale. Mustafa Barzani a combattu pour l’indépendance des Kurdes et a proclamé, sans l’accord de Téhéran, la création d’un nouvel État dans la région du Kurdistan iranien : la République de Mahabad, en décembre 1945. Mais cet État n’a duré qu’un an, brisé par le pouvoir central iranien qui a fortement réprimé les sécessionnistes.
Ainsi, déterminé à accomplir sa mission, Massoud Barzani décide d’envoyer un message fort au gouvernement irakien en annonçant vouloir procéder à un référendum d’autodétermination dans la région qu’il préside depuis 1996. Le président du GRK a pourtant reçu de nombreuses mises en garde de la part de Bagdad, des États occidentaux et des pays voisins de l’Irak comprenant des communautés kurdes (Iran, Syrie, Turquie), qui ont averti Erbil que la tenue de ce scrutin pourrait déstabiliser davantage une région déjà ébranlée dans la lutte contre le groupe jihadiste État islamique. Ankara, Damas et Téhéran craignent de voir à leur tour leurs communautés kurdes respectives demander plus d’autonomie et pourquoi pas l’indépendance. Ces États ont alors adopté, à la demande de Bagdad, des mesures pour tenter de dissuader Massoud Barzani de procéder au référendum. Celles-ci vont de la cessation des liaisons aériennes de la part de l’Iran au vote d’une loi prolongeant la possibilité de l’intervention en Syrie et en Irak pour la Turquie. Mais malgré ces mises en garde, les Kurdes persistent et signent, le référendum se tiendra comme prévu. L’un des conseillers de Massoud Barzani s’est néanmoins voulu rassurant en expliquant notamment que si le « oui » l’emportait, cela n’aboutira pas directement à une déclaration d’indépendance, mais à une ouverture de « discussions sérieuses avec Bagdad ».
Le 25 septembre, les Kurdes se rendent aux urnes, et le 27, selon les résultats officiels publiés par la commission électorale, le « oui » l’emporte sans grande surprise à 92,73 % des voix avec une participation de 72,16 %. Une victoire personnelle pour M. Barzani qui avait, avant même la proclamation des résultats du scrutin, appelé le gouvernement de Bagdad à entamer avec lui « un dialogue sérieux (…) plutôt que de brandir des menaces ».
Mais face à l’euphorie des Kurdes, le gouvernement irakien, furieux, décide de prendre le problème à bras-le-corps. Le Premier ministre irakien, Haïder al-Abadi, a demandé que les résultats du référendum soient annulés, tandis que les députés du Parlement ont demandé au chef du gouvernement, qui est aussi chef des armées, de « prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir l’unité de l’Irak et protéger les citoyens ». Cela passerait, selon les députés, par un envoi de forces de sécurité dans les zones disputées entre Bagdad et Erbil. C’est cette solution qui est choisie.
Du rêve au cauchemar
À la mi-octobre, après trois jours de sommations, le gouvernement irakien, ne voyant pas d’avancée dans ses réclamations de voir les peshmergas (combattants kurdes) se retirer de la ville pétrolifère de Kirkouk, conquise par ses derniers en 2014, et d’annuler le référendum d’autodétermination du 25 septembre, décide d’intervenir.
Ainsi, le lundi 16 octobre, les premiers combats éclatent entre les deux camps, et le 18, les forces irakiennes assistées des milices chiites des Hachd el-chaabi (Unités de mobilisation populaire, soutenues par l’Iran) sont parvenues à chasser les peshmergas de la quasi-totalité des zones que ces derniers avaient conquises depuis l’intervention américaine dans le pays et la chute de Saddam Hussein en 2003. Il n’aura donc fallu que 48 heures à l’armée irakienne pour provoquer la déroute des peshmergas.
Mais les forces gouvernementales irakiennes ont bénéficié d’une aide indirecte de la part de leurs ennemis. Les peshmergas affiliés à l’Union patriotique du Kurdistan (UPK, rival historique du Parti démocratique du Kurdistan – PDK – de Massoud Barzani) se sont en effet retirés de leur propre chef de leurs positions au sud de Kirkouk. Un retrait que certains leaders du parti démentent avoir ordonné. Mais il serait peut-être dû à la confusion présente alors au sein de l’UPK dont certains membres entretiennent de bonnes relations à la fois avec les Iraniens mais aussi avec Bagdad. Ainsi, la rivalité entre PDK et UPK mêlée aux divisions au sein de l’UPK pourraient expliquer à elles seules le caractère « éclair » de l’offensive des forces progouvernementales irakiennes sur les territoires kurdes. « Le jeu de blâme qui a suivi entre les partis kurdes après les événements du 16 octobre et la perte de Kirkouk ne faisaient que refléter la division politique entre les partis kurdes », affirme à L’Orient-Le Jour Ayub Nuri, journaliste kurde et rédacteur en chef version anglaise du site kurde d’informations Rudaw. Mais cette crise ne s’est pas arrêtée là pour les responsables politiques du GRK.
Assistant impuissant à la déroute des peshmergas face au régime de Bagdad et regardant le rêve de l’indépendance s’éloigner à grands pas, Massoud Barzani annonce qu’il ne renouvellera pas son mandat de président du GRK dans une lettre adressée au Parlement le dimanche 29 octobre. Un véritable coup de théâtre qui a fait l’effet d’une bombe non seulement au sein de la classe politique kurde, mais également au sein même du clan Barzani.
Mais si le pouvoir du président du GRK, selon les volontés de M. Barzani, a été partagé entre le Parlement, le gouvernement et la Cour suprême dans l’attente de l’élection d’un nouveau président, le pouvoir est resté au sein de la famille Barzani, et notamment entre les mains de Nechirvan Barzani, le Premier ministre et neveu de l’ex-président, qui entretient de bonnes relations avec les Occidentaux.
Ainsi, l’organisation du référendum d’autodétermination du 25 septembre aura paradoxalement ruiné les espoirs de Massoud Barzani de voir naître un Kurdistan indépendant et reconnu. La région autonome aura perdu tous les territoires conquis par les peshmergas et une crise politique sans précédent s’est développée avec Bagdad et entre les Kurdes eux-mêmes. Une crise qui aura forcé M. Barzani à tirer sa révérence et à laisser les actuels occupants de la classe politique kurde trouver une solution pour remédier à la gangrène qui s’était emparée de la région. Mais qu’en est-il maintenant, un an après ?
Un an après…
Côté kurde, le paysage politique a réussi à reprendre des couleurs. Cela s’est particulièrement vu lors des dernières élections législatives irakiennes de mai dernier où les deux partis rivaux, le PDK et l’UPK, ont respectivement obtenu 25 et 18 sièges au Parlement de Bagdad. Mais en vue des élections kurdes législatives et présidentielle du 30 septembre, les tensions entre les deux camps pourraient redoubler d’intensité. « Est-ce que les divisions interkurdes sont toujours aussi présentes ? La réponse est oui. Il y a notamment une grande rivalité sur l’élection future du président de la région autonome », affirme à L’OLJ Renad Mansour, spécialiste des questions kurdes et irakiennes au think tank Chatham House de Londres. « L’UPK a présenté la candidature de Brahim Saleh, le prédécesseur de l’actuel Premier ministre Nechirvan Barzani, mais le PDK, traditionnellement à la tête de la région, essaye de conserver le pouvoir. Les divisions entre les deux rivaux sont historiques et sans doute éternelles », ajoute-t-il. Par ailleurs, le fossé entre PDK et UPK pourrait davantage se creuser dans la perspective de l’élection du président irakien lui-même, qui est traditionnellement d’origine kurde. Le titulaire actuel, Fouad Maassoum, est membre de l’UPK et président du pays depuis 2014.
Suite au référendum, le GRK est devenu totalement isolé tant du point de vue politique qu’économique, d’où la nécessité pour Erbil de commencer à initier un dialogue avec Bagdad pour remédier aux problèmes. Ainsi, les deux parties multiplient les rencontres. « Les négociations avec les autorités du Kurdistan ont fait des progrès considérables et débouché sur des résultats concrets, comblant le fossé qui avait séparé Bagdad et Erbil lors du référendum d’indépendance », déclarait déjà en février dernier le porte-parole du gouvernement irakien Saad el-Hadithi. « Les différends avec Bagdad persistent toujours, mais Erbil et Bagdad ont bien progressé ces derniers mois dans les négociations et ont mis fin à certaines tensions, telles que l’ouverture des aéroports kurdes, l’ouverture de l’autoroute Kirkouk-Erbil, etc. », précise Ayub Nouri. Et bien qu’il ne soit plus président de la région ni du PDK, Massoud Barzani, qui conserve toujours un poids important au sein de la politique kurde, avait annoncé au lendemain des élections irakiennes de mai dernier qu’il espérait une « révision approfondie » des relations entre les gouvernements régional et central. Mais si Erbil souhaite tourner la page du référendum de septembre dernier et poursuivre son dialogue avec le pouvoir central, le rêve indépendantiste paraît toujours présent dans la tête des Kurdes d’Irak.
« Le rêve d’indépendance existe toujours aujourd’hui et ne disparaîtra jamais pour les Kurdes. Les événements qui ont suivi le référendum de l’année dernière ont mis un terme aux choses. Les Kurdes et l’Irak semblent maintenant travailler ensemble et on ne parle plus officiellement d’indépendance. Mais le désir d’avoir un État existe toujours dans la tête des Kurdes », estime Ayub Nouri. « L’indépendance restera toujours dans les rêves de tant de personnes. Cependant aujourd’hui, les Kurdes ont très bien compris que l’indépendance n’est pas réaliste en Irak. Le rêve est quasiment mort à cause du fiasco précédent des dernières années », complète Kamal Chomani, chercheur au Tahrir Institute for Middle East Policy à Washington. « Pour le moment, ce que la population veut, ce n’est pas un État indépendant, c’est plutôt entretenir de bonnes relations avec Bagdad et résoudre les problèmes politiques et économiques encore persistants avec le pouvoir central (…) Par ailleurs, compte tenu de l’attitude de l’UPK et du PDK aujourd’hui, je pense que si un État kurde avait vu le jour en septembre dernier, la situation aurait été pire que celle que nous connaissons aujourd’hui dans le Kurdistan irakien, pas seulement du point de vue économique, mais aussi du point de vue des libertés et des règles démocratiques », explique-t-il.
Dans quelques jours, les Kurdes devront élire leur président. Il aura durant son mandat un rôle déterminant dans la poursuite du dialogue avec Bagdad et de la résolution des problèmes socio-économiques que la région autonome connaît actuellement.