Le Monde
En Turquie, soft power et nostalgie ottomane au service de la victoire d’Erdogan
Dans son « discours du balcon », prononcé à Ankara dans la nuit de dimanche 24 à lundi 25 juin pour célébrer sa victoire à la présidentielle, le président Recep Tayyip Erdogan a attribué son succès à la lutte menée « ensemble avec le peuple contre les vandales et les traîtres », vantant « la bonne leçon donnée à tous ceux qui s’attendaient à ce que la Turquie se mette à genoux ».
L’idée d’une Turquie assiégée par ses ennemis internes – les partisans de l’imam Fethullah Gülen et les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – lesquels sont aidés en sous-main par les partenaires occidentaux qui travaillent à sa perte, trouve un écho favorable auprès d’une large partie de l’électorat.
Aux yeux de nombreux Turcs, l’Occident était à la manœuvre pendant toute la durée de la campagne pour les élections du 24 juin, dans le but de faire chuter le président Erdogan et avec lui la Turquie, les deux ne faisant plus qu’un.
Se décrivant comme féru d’histoire, l’homme fort d’Ankara ne manque jamais une occasion de citer les grandes dates censées préfigurer l’émergence d’une « Turquie forte ». 2023 est son horizon préféré. Le centième anniversaire de la République fondée par Atatürk en 1923 sera alors fêté ou plutôt son remplacement par la « République d’Erdogan », plus religieuse, plus sûre d’elle, certaine d’être au rang des « dix premières puissances mondiales ».
« Ottomania »
Il lui arrive de mentionner aussi 2053, soit le 600e anniversaire de la prise de Constantinople, et 2071, qui marquera le millénaire de l’arrivée des Seldjoukides en Anatolie, ce qu’il a fait une fois de plus lors de son « discours du balcon ».
Depuis son accession au pouvoir en 2003, M. Erdogan a progressivement viré du pragmatisme à l’idéologie. Une vaste réinterprétation de l’histoire turque et ottomane est à l’œuvre, une « pop culture » sert de socle au nouveau roman national selon lequel la Turquie a un rôle civilisationnel à jouer sur la scène mondiale.
Au fil des ans, le chef de file de l’islam politique turc a mis en place son soft power, un narratif à la sauce néo-ottomane qui a le don de capter les esprits. Cette « ottomania » est omniprésente dans ses discours, sur le petit écran via les séries télévisées, et jusque sur les stands des vendeurs de rue, lesquels, toujours habiles à capter la tendance du moment, vendent désormais des fez (chapeau ottoman) sur lequel il est écrit : « Nous sommes tous les petits enfants de l’Empire ottoman. »
Les séries télévisées sont le fer de lance. Exportées pour certaines vers le Moyen-Orient, l’ex-URSS, les Balkans, l’Amérique latine, elles sont la marque de fabrique du pays. Les touristes arabes, nombreux à Istanbul, les connaissent si bien qu’ils demandent souvent à leurs guides de les emmener sur leurs lieux où elles ont été tournées.
« Boussole »
Comme la plupart de ses concitoyens, M. Erdogan est friand de ces sagas historiques à l’eau de rose. L’une d’entre elle, intitulée Dirilis Ertugrul retrace la vie de Ertugrul Bey, le père d’Osman Bey, le fondateur de l’Empire ottoman. Dirilis, renaissance en turc, est une notion importante pour le numéro un turc, qui a comparé récemment le référendum constitutionnel d’avril 2017 pour l’élargissement de ses pouvoirs au début d’un « processus de renaissance ».
Mais sa série de prédilection est Payitaht Abdulhamid, une saga sur le sultan Abdulhamid II, auquel il s’identifie. Dès qu’il le peut, il en suit les épisodes. Surnommé « le sultan rouge » pour avoir ordonné des massacres parmi la population arménienne, Abdulhamid II fut déposé en 1909 par les Jeunes Turcs, et mourut dans l’oubli à Istanbul le 10 février 1918.
Le 10 février 2018, le centenaire de la mort d’Abdulhamid II était commémoré au palais de Yildiz à Istanbul. « Trop nombreux sont nos concitoyens qui, aveuglés par l’Occident, ont coupé le pays de ses racines ottomanes. Or l’histoire est plus que le passé d’un pays, elle est aussi sa boussole pour le futur », a expliqué M. Erdogan lors de son intervention.
La personnalité d’Abdulhamid est la boussole du moment. A travers la série, un récit épique et fantaisiste, ponctué de combats à l’épée, de trahisons, de complots, un parallèle est dressé entre le règne du sultan et celui de l’actuel président, confrontés aux mêmes écueils. « Derrière tout ce qui est néfaste à cette nation, il y a un ordre venu de l’Occident », affirme le sultan dans le premier volet de la série.
« Parenthèse »
Les ennemis y sont ouvertement désignés : les Grecs, les Arméniens, les sionistes. M. Erdogan ne manque pas une occasion de vanter cette production télévisée. « Est ce que vous regardez Payitaht ? », a t il lancé à la cantonade lors d’une rencontre avec ses partisans en janvier, avant d’expliquer : « Les puissances étrangères réclament toujours des concessions de notre part. Y accéderons-nous ? Jamais ! »
Pour avoir trop regardé Payitaht Abdulhamid, Necati Sentürk, le gouverneur de la province de Kirsehir (région du centre du pays) a connu un moment d’égarement. C’était au début du mois de mars, et l’armée turque et ses supplétifs syriens étaient sur le point de prendre la ville syrienne d’Afrine aux milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG).
Le départ des soldats au front se faisait au son des fanfares ottomanes, à coup de serments religieux collectifs. Inspiré par la nostalgie ambiante, le gouverneur est apparu alors en grande tenue ottomane au balcon de la préfecture, agitant en l’air un sabre à double pointe, assurant qu’après Afrine, l’armée turque irait « jusqu’à Jérusalem ». Ce qui lui a valu un départ anticipé à la retraite, dès le lendemain.
Du haut de son balcon à Ankara, le président Erdogan a tracé avec moins d’emphase les contours de la Turquie qu’il veut voir émerger. Pour commencer, la République érigée par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, perçue comme une erreur historique, est une « parenthèse » qu’il convient de fermer, ce qu’il va s’employer à faire. Son souhait le plus ardent est de ramener le pays à l’époque ottomane (les portables et les centres commerciaux en plus). Quand l’empire s’étendait du Moyen-Orient aux Balkans.