La Turquie a lancé le 20 janvier une offensive contre l’enclave kurde d’Afrine, dans le nord-ouest syrien, dans le but d’y déloger les Unités de protection du peuple (YPG), le bras armé du Parti de l’Union démocratique (PYD), qu’elle qualifie de «terroriste» mais allié de Washington dans la lutte contre l’organisation État islamique (EI). En deux mois de bombardements intensifs et de combats au sol, menés par des soldats turcs et des groupes rebelles syriens alliés d’Ankara –ayant fait plus de 200 morts civils– l’opération «Rameau d’olivier» a atteint son objectif: la conquête d’Afrine, un des trois districts de la zone semi-autonome kurde frontalière de la Turquie. Après s’être emparée d’une centaine de localités de la province, l’armée turque a pris la ville éponyme le 18 mars dernier.
Selon le géographe français Fabrice Balanche, les Turcs et leurs supplétifs syriens «contrôlent désormais 1.800 km2», soit environ 5% de l’ensemble du territoire dont les Kurdes disposent en Syrie. Mais l’importance d’Afrine, le «plus petit canton» de cette zone semi-autonome, réside dans le poids de la population kurde qui y représente la grande majorité de la population –alors que les autres districts sont davantage mélangés, avec des habitants arabes et syriaques, explique le spécialiste du conflit syrien à l’Université de Stanford– tandis que l’enclave a longtemps constitué la base arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation militaire kurde qui mène une guérilla sanglante sur le sol turc depuis plus de trois décennies.
Au-delà du fait qu’Ankara considère la milice des YPG comme «terroriste», cet acharnement contre l’enclave kurde –l’opération «Bouclier de l’Euphrate» menée entre août 2016 et mars 2017 par l’armée turque visait l’organisation État islamique mais aussi les milices kurdes dans le nord de la Syrie– tient à une crainte fondamentale et historique de voir un Kurdistan autonome émerger à ses portes et a fortiori sur son territoire ou encore à travers le Moyen-Orient.
«Un sujet de préoccupation pour la Turquie»
La Turquie, qui partage 822 kilomètres de frontière avec la Syrie, abrite quelque quinze à vingt millions de Kurdes.
Dans ce contexte d’épanouissement nationaliste dans la région, «un soulèvement kurde en Turquie n’est pas inenvisageable, même si le PKK a durement souffert sur le plan militaire dans sa guerre contre Ankara au cours des deux dernières années», explique Joost Hiltermann, analyste à l’International Crisis Group.
La perspective d’une zone kurde indépendante ou plus autonome en Syrie constitue ainsi «un sujet de préoccupation pour la Turquie d’autant que le PYD, qu’Ankara considère comme un appendice du PKK, est arrivé en tête des récentes élections en septembre dernier», souligne, de son côté, Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE (Institut prospective et sécurité en Europe).
Le président turc Recep Tayyip Erdogan ne semble d’ailleurs pas vouloir se contenter de cette victoire. Dans un discours prononcé au lendemain de la chute d’Afrine, il a menacé d’aller bien au-delà d’Afrine jusqu’à atteindre la frontière syro-irakienne, avec en ligne de mire la ville symbolique de Kobané, reprise en 2015 à l’EI par les milices kurdes. Erdogan a même mis en garde contre une opération qui serait menée contre le Kurdistan irakien.
La mise en application de sa menace n’a pas tardé: la ville syrienne de Tall Rifaat située dans le gouvernorat d’Alep est la prochaine cible de l’opération militaire «Rameau d’olivier», a annoncé dimanche dernier le président turc.
Le rêve d’un État-nation ressuscité
Le nationalisme kurde et son expression territoriale, longtemps étouffées par des pouvoirs centraux aux élans impériaux, notamment sous l’empire ottoman, ou nationalistes arabes –avec l’arrivée, dans les années 1960 et 1970, du parti du Baas en Syrie et en Irak et la montée du nassérisme dans la région–, connaissent depuis quelques années un tournant historique. Après le référendum du 25 septembre 2017 en Irak ayant érigé la zone autonome kurde, d’une superficie de 42.000 km2 en entité indépendante de Bagdad –au lendemain de l’acquisition du statut de région fédérale autonome en 2005 en vertu d’une nouvelle constitution–, les Kurdes de Syrie ont profité de la guerre syrienne pour établir, à leur tour, une zone kurde semi-autonome qui s’étendait fin 2017 sur 46.000 km2, soit 25% du territoire, et abritait 15% de la population syrienne.
Cette entité «fédérale démocratique» auto-proclamée, connue sous le nom de Rojava, comprend trois cantons: Afrine, Kobané et la Djézireh.
Un gouvernement transitoire ainsi qu’une police locale et une armée, composée des Forces démocratique syriennes (FDS), une coalition de combattants arabes et Kurdes –dont les YPG constituent l’épine dorsale– ont été mises en place.
Une constitution est, en outre, adoptée en décembre 2016 établissant un système politique fédéral et démocratique, basé par ailleurs, sur un respect total, au niveau des hautes fonctions, de la parité homme-femme.
En parallèle, le régime syrien, qui a retiré son armée de cette zone au début du conflit, a laissé entendre à l’automne dernier qu’il ne s’opposerait pas au projet d’une éventuelle zone autonome kurde. Une première dans le discours du Baas syrien, lequel a longtemps étouffé les aspirations de cette communauté qui compte plus de deux millions d’habitants et semble utiliser cette carte pour faire pression sur Ankara, hostile au régime de Bachar el-Assad.
Quoiqu’il en soit, avec ces deux développements majeurs dans l’histoire contemporaine, les quelque trente millions de Kurdes, écartelés entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, voient désormais leur rêve d’un État-nation à cheval entre ces quatre pays –d’une superficie globale d’environ un demi-million de km2, soit la taille de la France– prendre progressivement forme, même si cela reste encore embryonnaire et fragile. Un rêve qui remonte à plusieurs siècles, durant lesquels les Kurdes ont été persécutés, interdits de pratiquer leur culte voire même de parler leur propre langue.
Ce peuple d’origine indo-européenne, majoritairement musulman sunnite et qui a conservé sa langue et ses traditions, devait pourtant jouir d’un Kurdistan unifié au début du siècle dernier. Le traité de Sèvres en 1920, au lendemain de l’effondrement de l’empire ottoman et de la fin de la Première Guerre mondiale, prévoyait en effet la création d’un État kurde qui s’étendrait de l’Asie mineure (Turquie actuelle) jusqu’à Mossoul en Irak. Mais la victoire de Mustafa Kemal Atatürk a changé le cours des événements et poussé les Alliés à revoir leur décision en consacrant, après le Traité de Lausanne en 1923, la suprématie des pouvoirs en place, dont certains soumis à une tutelle britannique et française, sur les populations kurdes.
Les conflits dans la région, au lendemain de la création de l’État hébreu, ainsi que l’instauration de dictatures favorisant le panarabisme va définitivement mettre fin à ce rêve de longue date.
En Irak, les Kurdes sont largement persécutés sous Saddam Hussein, l’ex-dictateur allant jusqu’à bombarder leurs foyers démographiques au gaz chimique, faisant en 1988 près de 180.000 morts parmi les civils.
En Syrie, Hafez el-Assad marginalise pendant des décennies la communauté, en lui niant tout droit culturel ou politique.
Quant à l’Iran, les Kurdes, qui comptent environ six millions d’âmes, subissent une discrimination religieuse car n’appartenant pas à la majorité chiite, tandis que la province du Kordestan est dénuée de tout pouvoir politique autonome.
Le PKK et sa longue guérilla
Dans une perspective historique, l’éveil nationaliste actuel en Irak et en Syrie est ainsi perçu par Ankara –qui tente déjà de mater une guérilla kurde sur son propre territoire depuis plus de trois décennies– comme une menace réelle pour son intégrité territoriale et le catalyseur des aspirations séparatistes d’une communauté qui compte quinze à vingt millions de personnes vivant sur son territoire, soit environ 20% de la population totale.
Le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) mène depuis 1984 une lutte armée en faveur d’une autonomie du Kurdistan turc, ayant fait près de 40.000 morts en trente ans. Fondé en 1978 par Abdullah Öcalan, qui purge une peine de prison à vie depuis 1999, cette organisation armée, qualifiée de «terroriste» par les États-Unis et l’Union européenne, compterait plus de 5.000 combattants. Le bras de fer qui l’oppose au pouvoir central a repris à l’été 2015 après une brève accalmie instaurée à la faveur d’un processus de paix entamé en 2013 par l’AKP pour mettre fin à cette crise.
Les liens s’enveniment davantage après le coup d’État manqué à l’été 2016 contre le président Recep Tayyip Erdogan, les autorités turques suspendant de leurs fonctions plus de 10.000 enseignants accusés d’être liés au PKK.
Ankara profite, en parallèle, du chaos syrien pour déployer ses troupes davantage à l’intérieur du territoire et atrophier l’étendue d’un éventuel Kurdistan syrien.
La présence américaine, un rempart?
Mais sa stratégie risque de se heurter à l’alliance entre Washington et les YPG, qui ont été le fer de lance de la guerre contre l’EI. Si les États-Unis n’ont pas protégé leurs alliés à Afrine –dans le cadre d’un jeu diplomatique délicat avec Ankara– leur présence militaire à l’est de l’Euphrate pourrait constituer un obstacle au dessein d’Erdogan.
«Il ne fait aucun doute que le soutien, certes à géométrie variable, de la part de Washington, à travers l’appui de ses forces spéciales aux Forces démocratiques syriennes (FDS)», une coalition arabo-kurde, dont les YPG sont l’épine dorsale, «met à l’abri une partie des troupes kurdes», explique Emmanuel Dupuy.
Selon Joost Hiltermann, «les Kurdes risquent ainsi d’être acculés à abandonner leur territoire à l’ouest de l’Euphrate (…). Si Ankara n’avait en face aucune résistance américaine, elle aurait délogé les YPG de toute la région septentrionale de la Syrie», estime-t-il.
En attendant, les Kurdes de Syrie s’estiment trahis aussi bien par Washington que par Moscou, qui a retiré ses troupes d’Afrine à la veille de l’offensive turque, ainsi que par le régime syrien qui cherche subtilement à profiter de la conjoncture pour rétablir sa souveraineté sur la zone kurde ou du moins préparer le terrain à un rapprochement avec Ankara.
«Cette nouvelle approche de la France, qui peut sembler tardive, peut sembler néanmoins signifier qu’une nouvelle ligne rouge est brandie face à la Turquie.»
Dans ces circonstances, le président français Emmanuel Macron a reçu jeudi 29 mars une délégation des Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de combattants arabes et kurdes syriens, et les a assurés du «soutien de la France». «En faisant quelque peu volte-face sur la question kurde, Emmanuel Macron a décidé d’envoyer davantage de forces spéciales françaises aux côtés des YPG. Cette nouvelle approche, qui peut sembler tardive, peut sembler néanmoins signifier qu’une nouvelle ligne rouge est brandie face à la Turquie. Cette présence française, suivie par celles des commandos américains –bien que Donald Trump ait annoncé que les forces américaines quitteraient bientôt la Syrie– est également de nature à assurer physiquement la vie des combattants kurdes», indique Emmanuel Dupuy. «Cependant, n’étant pas à un paradoxe près, la France continue, en parallèle à reconnaître à Ankara le droit de se défendre vis-à-vis du PKK. Reste donc maintenant à savoir quelle sera la réponse turque à ce qu’elle considérera très certainement comme un nouvel affront de la part de ses alliés au sein de l’Otan.» Le chef d’État turc a réagi le lendemain avec virulence rejetant catégoriquement la proposition française.