L’affaire, pour les Kurdes de Syrie et d’Irak, semble, hélas, entendue.
Daech vaincu, depuis le lâchage du Kurdistan « irakien » par ses alliés occidentaux au prétexte du referendum sur l’indépendance du pays en septembre dernier, puis la reprise de Kirkouk et des zones « contestées », par l’Irak et les milices iraniennes, puis la prise sanglante d’Afrin en Syrie hier par l’armée turque et ses affidiés djihadistes : le peuple kurde est confronté au pire. Ce qui s’est passé en Irak et se déroule désormais en Syrie est une défaite non seulement pour les Kurdes mais pour tout le camp de la liberté et le bloc des pays démocratiques.
Nous avons abandonné à son sort un peuple ami, qui s’est sacrifié deux longues années pour la communauté des nations civilisées. Nous paierons cher cet abandon, moralement, politiquement. Les Cinq Rois dont parle Lévy dans son dernier ouvrage, L’Empire (les Etats-Unis) et les Cinq Rois (Erdogan, Poutine, Xi Jinping, les Ayatollahs iraniens et MBS en Arabie saoudite), à commencer ici par la Turquie, l’Iran et la Russie, se permettront toujours plus d’arrogance, toujours plus d’interventions, afin de se tailler des zones d’influence exclusives au malheureux Proche-Orient. Mais qui veut les arrêter ? Qui, en Occident, a la volonté, l’audace, le réalisme, simplement l’intelligence de comprendre que demain le coût du containment des agresseurs et des despotes sera toujours plus cher, et de beaucoup ?
Mais c’est ainsi, et le Kurdistan d’Erbil est rentré dans le giron grinçant de l’Irak « confédéral », le Rojava syrien est en train de passer sous la coupe du sultan ottoman Erdogan. L’Histoire, pour l’heure, est revenue en arrière. Le temps s’est figé, les aéroports, les frontières au Kurdistan irakien sont du ressort désormais de Bagdad. Le peuple kurde a trop goûté au fruit de la liberté pendant dix ans pour retourner en arrière, mais, faute d’alternative, il va sans doute, à Erbil, demain au Rojava, rentrer la tête dans les épaules.
Comment faire autrement ? Le Kurdistan va jouer le jeu dicté par l’Irak, se montrer sans faille le meilleur élève de la classe, réclamer sa part, budgétaire et autre, de l’entité irakienne. Cela peut durer des années. Un statu quo va s’établir.
Mais le rêve d’un Kurdistan libre et indépendant ne s’éteindra pas. Ce rêve qui permit au peuple kurde de surmonter tant d’épreuves : la quadripartition de la nation kurde suite au traité de Sèvres en 1923 ; l’arabisation forcée en Irak sous la férule anglaise ; la dictature d’Ataturk et la répression sanglante contre les Kurdes de Turquie, qui continue de plus bel aujourd’hui ; le génocide par les gaz et les déportations de Saddam Hussein au Kurdistan irakien ; Daech, il y trois ans, parvenu aux portes d’Erbil ; aujourd’hui encore la tutelle retrouvée de l’Irak, sans compter l’imperium des puissances voisines, Iran, Turquie sur « leurs » populations kurdes.
Un peu d’histoire. C’est ce qu’a fait Lévy en clôture du Colloque sur les Kurdes hier, au Sénat français, devant un parterre de Sénateurs et de défenseurs de la cause kurde, réunis par l’Institut Kurde de Paris et son directeur Kendal Nezan.
La marche des peuples vers la liberté, a-t-il proclamé avec solennité et émotion, est une longue Marche. Ce n’est pas aux Kurdes que l’on pourrait l’apprendre. Ils en sont un des plus éclatants exemples.
La France, a-t-il rappelé, battue par le Reich allemand de Bismark en 1870, perd l’Alsace et la Lorraine. Elle ne retrouvera ses frères de l’Est qu’au terme de la première guerre mondiale, fin 1918. Pendant cinquante ans, le mot d’ordre de toute la classe politique et des Français dans leur ensemble, à l’école, dans la Presse, la littérature, partout, face aux provinces perdues, fut : « N’en parler jamais. Y penser toujours ».
L’Allemagne, continua Lévy. Battue à mort en 1945, divisée en deux par les vainqueurs du nazisme, RFA à l’ouest, RDA à l’est, elle mit cinquante ans à retrouver son unité. Les peuples ne se perdent jamais.
Ne parlons pas du peuple juif et de son rêve chaque année pendant deux millénaires de « L’an prochain à Jérusalem ». La mémoire est un roc indestructible. Un peuple qui cultive sa mémoire, honore son passé, est promis à la renaissance. Sans mémoire, c’est l’effacement et la mort.
Ainsi, continua encore Lévy, a résisté le peuple tchèque sous la botte stalinienne et soviétique pendant quarante ans. Penser à Kundera, à Patocka, à Vaclav Havel. « L’âme d’un peuple vit sous la cendre comme un phénix ».
La décolonisation des esprits, dans les « possessions » africaines, la renaissance des colonisés, de leur histoire, de leur culture, commencèrent dans les années 1920. Les indépendances interviendront quarante ans plus tard.
Franco a soumis l’Espagne au terme d’une guerre civile terrible et l’oppression dura jusqu’à sa mort dans les années 70. Mais les Républicains en exil ne désarmèrent pas, et la flamme de la démocratie et de la liberté espagnoles furent préservées. Penser à Picasso, à Jorge Semprun, à tant d’autres.
Vous-mêmes, amis kurdes, conclua alors Lévy, êtes toujours debout, après cette défaite de l’automne 2018 qui vit vos alliés vous abandonner et la chute d’aujourd’hui d’Afrin, que seule la France, son Président vient d’en assurer une délégation arabo-kurde du Rojava, n’entend pas voir se répéter à Manbij.
Vous avez pour tâche au long cours de préserver, comme les Espagnols durant leur longue nuit, comme les Tchèques hier, comme les Français jadis, comme le peuple juif depuis toujours, comme tous les peuples qui résistent silencieusement sous la botte, vous avez pour tâche de renforcer votre mémoire nationale, d’écrire toujours davantage votre geste millénaire. Livres, films, monuments, œuvres d’art et de culture édifient une nation de papiers et de songes dans les esprits et les cœurs de tous les Kurdes au Proche-Orient et de la Diaspora. L’avenir dure longtemps, disait le philosophe Louis Althusser. Le jour où, fatalement, l’Histoire repassera les plats, la nation kurde sera au rendez-vous. N’en parler jamais. Y penser toujours.
Lévy s’empare enfin de la circonstance pour annoncer le comité créé, aux Etats-Unis, avec Thomas Kaplan et baptisé JFK, Justice for Kurds, dont un des buts est d’ériger un mémorial aux Etats-Unis, dédié aux Peshmerga tombés au champ d’honneur de la démocratie.
L’Espoir, dont Malraux fit un film à l’aube de la déroute de l’Espagne républicaine, dure – lui aussi – longtemps.